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une garnison affamée et prisonnière par une garnison ennemie.

Dans ces conjonctures, ce qui n’est que philologie, érudition, délicatesse de goût, affaire de mots pour les autres, est pour les Roumains une œuvre de vie et de salut. Et certes, si la chose était possible, il serait beau de voir une nation demi-morte refuser de prononcer plus longtemps une seule des paroles qu’elle tient de son meurtrier ; mais les Roumains, même en cela, auront à considérer s’il n’y a pas une mesure à garder qui ne laissera pas d’être significative, s’il n’est pas de différences à établir entre les emprunts déjà anciens, légitimés par l’usage, et les importations récentes qui seules peuvent compter pour des stigmates. Leur langue est peut-être la seule qui possède un grand nombre de vrais synonymes, j’entends par là des mots doubles dont l’un est exactement la reproduction de l’autre. C’est qu’alors une couche slave s’est superposée comme une rouille à la couche latine. Faire disparaître la première est, dans ce cas, un progrès évident et facile, c’est rendre à une médaille fruste son ancien éclat ; mais n’y aurait-il pas quelque danger à trop italianiser leur langue, à la faire trop occidentale ? Pour moi, il me semble que j’aimerais à lui voir garder son caractère : latine sans doute, mais en même temps orientale, naïve, agreste, un peu rebelle au joug. Les mots même qu’elle aurait conservés du slave la feraient ressembler à une captive délivrée, qui se souvient de sa captivité. Elle entrerait dans l’étroite intimité de ses sœurs d’Occident, mais elle garderait dans cette alliance je ne sais quoi d’étrange qui marquerait qu’elle a vécu longtemps séparée. Pour rien au monde, je ne consentirais à ce qu’elle se fît italienne, française. Qui voudrait aujourd’hui que l’Espagnol eût renoncé à son intonation arabe, à ses teintes mauresques ? Seulement à l’entendre, vous voilà forcés de penser au soleil d’Arabie. De même de la langue roumaine, elle doit porter témoignage d’un monde lointain. Ne lui ôtez pas même ce je ne sais quoi d’âpre, de guttural, qui ne tient en rien de l’Europe. C’est peut-être un dernier écho étouffé des Daces ? et pourquoi les renier ? pourquoi les rejeter ? Je veux, quand je l’entends, que soudain m’apparaissent non-seulement les colons latins, les provinces d’Italie et de Narbonne, mais dans une relation que je ne puis exactement définir les steppes immenses, les monts inaccessibles, et au loin le ciel orageux de la Mer-Noire.

Si l’on ne craignait d’être accusé de trop d’ambition, le moment où nous sommes pourrait faire penser au premier épanouissement de l’italien avant la Comédie. Divine, avec cette différence que les écrivains roumains semblent moins poursuivre une gloire privée qu’une œuvre politique et nationale. Ce qui parmi nous se perd dans le vague de nos origines littéraires date de nos jours sur le Danube.