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qu’enfin ce serait une chose toute nouvelle dans le monde, et peut-être monstrueuse, de détruire un peuple au moment où il revit dans la meilleure portion de lui-même. Un enfant, s’il vient de naître et s’il a crié, vous le réputez viable. D’après vos propres lois, celui-là qui le tue est un meurtrier, et celui qui le laisse tuer, pouvant le sauver, n’a pas un renom meilleur, puisque souvent il encourt le même châtiment. Un peuple qui vient au monde, s’il a parlé aux autres dans sa langue, s’il en a fait un instrument cultivé de l’intelligence humaine, est, de la même façon, un peuple viable ; il a tout ce qu’il faut pour respirer, se développer, grandir. Malheur à qui le tue, ou qui, pouvant le sauver, le laisse périr ! Ce n’est pas en un jour que se font ces prodigieux instrumens de travail et de vie qu’on appelle les langues cultivées. Il faut que le temps, les hommes, les choses y aient concouru, que le passé et le présent y aient mis la main. Et l’on m’avouera qu’il serait au moins extraordinaire de penser que dans notre société moderne toute œuvre est garantie à celui qui l’a faite, toute propriété est respectée, toute production, tout instrument, toute richesse, tout patrimoine, excepté la propriété la plus sacrée, la production la. plus difficile et la plus ingénieuse, l’instrument le plus fécond, la richesse la mieux acquise, le patrimoine le plus inaliénable, à savoir : la langue même, qu’il serait toujours permis au plus fort de trancher et d’extirper violemment dans la bouche du peuple qui l’a créée, conservée, cultivée !

Savez-vous donc ce que cet idiome avait à dire ? Il ne faut pas avoir réfléchi beaucoup sur ce sujet pour comprendre que telle pensée ne peut naître que dans telle langue. Savez-vous ce que celle-ci a pour tâche d’exprimer ? Quelles peintures, quelles relations, quelles combinaisons inconnues, quels accords nouveaux dans l’intelligence humaine ? Et tout cela serait ravi d’avance ? Oui, cela se peut, mais non pas sans que l’humanité crie. Quand les langues sont arrivées à leur état de virilité ou seulement d’adolescence, il est trop tard pour que de pareils actes se consomment sans bruit. Ils laissent après eux une plainte qui ne finit jamais, car les hommes jugent de ce qu’ils ont perdu par ce qu’il leur était permis d’espérer. Voilà pourquoi les vrais écrivains, quelque plaisir qu’il y ait à les ravaler, resteront au niveau de toute grandeur. Dès qu’ils ont touché à une langue, elle devient domaine sacré, propriété nationale, chose inadmissible. Ce n’est plus la lande déserte, banale, abandonnée au premier occupant. C’est le signe que là habite un peuple, une conscience, une personne, un droit.

Edgar Quinet.