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car, après avoir dévoré le chien, le loup se jettera sur nous. — Me sauver ! s’écria Emina. Abandonner le troupeau de mon père ! abandonner mon pauvre chien ! — Et se rappelant les conclusions rassurantes auxquelles elle était arrivée un moment auparavant, elle leva machinalement les yeux au ciel ; puis, s’armant du bâton ferré qui l’aidait à gravir les montagnes et ramassant des pierres, elle s’élança en poussant de grands cris vers le lieu du combat. Ac-Ciâq était un dogue féroce et vigoureux, il portait en outre un collier en fer hérissé de pointes et de crocs contre lesquels le loup se blessait chaque fois qu’il essayait de l’attaquer. Les dents du chien avaient déjà entamé en plusieurs endroits la peau du loup, et celui-ci eût peut-être battu en retraite, s’il eût su comment se débarrasser du terrible collier en fer qui s’était accroché à son poil. Aussi, lorsqu’il entendit le son menaçant d’une voix humaine et qu’il aperçut un bâton levé au bout de deux bras, il ne s’arrêta pas à examiner si la voix, les bras et le bâton représentaient un ennemi vraiment formidable ; mais, se dégageant par un effort désespéré des dents du collier, auquel il abandonna une grosse touffe de sa crinière, il prit la fuite.

Emina n’avait pas eu peur ; elle fut très étonnée lorsqu’on se retournant pour adresser quelques mots à Saed, elle ne l’aperçut pas à ses côtés. Sa première pensée fut qu’il avait fait un détour pour surprendre l’animal dans la montagne, la seconde la ramena plus près du vrai : Emina ne savait pas encore qu’un poltron est un être ridicule, mais elle sentit confusément que la peur peut être aussi mauvaise conseillère que l’ingratitude. — Après tout, se dit-elle, il ne sait pas que Dieu veille sur lui. Et moi aussi, j’aurais peur sans cette pensée-là ; il faut que je l’avertisse. — En cela, elle se calomniait, la chère petite, car ce n’est que sur les cœurs naturellement braves que le raisonnement peut exercer quelque influence au moment du danger. Si Saed avait su, pour parler comme Emina, que Dieu ne le quittait point dans le péril, il est probable qu’il l’eût oublié à la vue du loup. Quoi qu’il en soit, les premiers soins d’Emina furent pour son chien, qui n’avait reçu que de légères égratignures, et les seconds pour Saed, qu’elle trouva à la place où elle l’avait laissé, à demi mort de peur. — Dieu soit loué (mach Allal) ! te voilà ! s’écria-t-il tout tremblant du plus loin qu’il la vit. Le loup est-il parti ? N’as-tu pas de mal ?

— Non, répondit Emina, et le loup est loin d’ici ; mais s’il s’était tourné contre moi, ce n’est pas toi qui m’aurais défendue, Saed.

L’enfant sentit le reproche, que sa conscience lui avait déjà adressé, et de blême qu’il était, il devint cramoisi. — Pardonne-moi, Emina, dit-il lorsqu’il eut recouvré la voix ; mais que pourrais-je contre un loup ? Il m’eût dévoré ainsi que toi, et… le beau profit !