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puissante, qu’on ne l’offenserait pas impunément, que les fugitifs seraient poursuivis, traqués, puis séparés et punis. Elle n’eut pas grand’peine à lui faire entendre cela, parce que Saed savait très bien au fond du cœur qu’il proposait des choses impraticables, mais cela le soulageait de former des projets fous qu’il n’avait pas le dessein d’exécuter et de combattre ensuite les raisonnemens que hasardait Emina pour le ramener à de plus sages pensées. Emina de son côté lisait assez couramment dans le cœur de son petit ami ; mais, voyant que cette gymnastique de l’âme allégeait sa peine, elle s’y prêtait de bonne grâce, oubliant pour un moment ses propres chagrins, bien plus vifs, quoique moins bruyans. Elle s’étonnait de cette manière de sentir si différente de la sienne, elle ne la condamnait pas. C’est qu’il y a du bon chez les femmes, même parmi les moins civilisées. Chose étrange toutefois, cette abnégation féminine déplaît toujours à l’homme en faveur duquel elle s’exerce. Saed en effet s’avisa de chercher querelle à Emina sur la façon dont elle oubliait sa propre peine pour ne s’occuper que de la sienne à lui, et de déclarer qu’une douleur sur laquelle on possède autant d’empire n’est pas de celles dont on meurt. — Après tout, dit-il dans un intervalle de sanglots et de gémissemens, j’ai tort de t’importuner ainsi d’un désespoir que tu ne partages pas. Il est facile de voir que ce mariage te sourit. Tu vas devenir une grande dame, tu ne garderas plus les chèvres, tu boiras ton café, tu fumeras ton chibouk ou ton narghilé depuis le matin jusqu’au soir. Ah ! qui me l’eût dit il y a huit jours, qui me l’eût dit hier encore que tu changerais de la sorte et si vite ? Moi qui t’aime tant ! Ah ! c’est bien mal, Emina, c’est bien mal ! — Et il se reprit à sangloter et à s’arracher les cheveux.

Emina lui répondit de sa douce voix, un peu tremblante : — Je ne t’en veux pas de ton injustice, mon pauvre Saed ; c’est la souffrance qui te rend injuste, et tu souffres à cause de moi. Crois-moi, Saed, je suis la plus à plaindre des deux. Tu me perds, mais que de choses te restent ! Tu reviendras dans ces lieux que nous avons si souvent parcourus ensemble ; tu t’asseoiras, à l’ombre de ces arbres, sur ce frais gazon que nous aimons tant. Tes chèvres viendront encore te lécher les mains, tes chiens accourront toujours à ta voix, tu boiras l’eau limpide de la fontaine, tu te baigneras dans la rivière qui coule à nos pieds, tu penseras à moi, tu te rappelleras nos beaux jours, et tu seras libre de pleurer à ton aise. Moi, je passerai les jours et les nuits dans une chambre dont il ne me sera pas permis d’ouvrir les fenêtres à ma fantaisie, j’étoufferai entre quatre murailles ! Je ne serai entourée que d’inconnus, d’indifférens, d’ennemis, et Dieu sait de combien de rivales ! Heureusement je sais un remède aux plus grands maux. Ce remède me sera administré tôt ou tard par mon créateur :