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ment harnaché et caparaçonné ; chacun reprit sa monture, et l’on se mit en marche pour quitter la vallée. Je ne puis dire qu’Emina donna un dernier regard à ces lieux témoins de sa vie paisible et de son bonheur évanoui : elle était séparée du monde entier par sa courtepointe, et elle n’aperçut pas même Saed, qui, blotti derrière un buisson, la guettait pour la voir une dernière fois. Tout ce qu’elle put faire, ce fut de deviner, à l’épaisseur plus ou moins grande des ténèbres qui l’environnaient, qu’elle traversait un bosquet bien connu et peu éloigné de la maison paternelle, et ensuite qu’elle quittait ce vert abri pour rentrer dans la plaine découverte. Ce ne furent pas les distractions du voyage qui en abrégèrent pour elle la durée ; mais elle redoutait si fort le but vers lequel elle marchait, que la route lui parut fort courte. Elle comprit qu’elle s’avançait au milieu de la foule ; elle entendit un murmure confus de voix sur les deux côtés du chemin ; les chevaux ralentirent le pas comme s’ils marchaient au milieu des obstacles ; on s’arrêta enfin. Un petit enfant de deux ou trois ans fut présenté à Emina, qui, instruite à l’avance de son rôle, le reçut dans ses bras, le posa un instant devant elle sur son cheval, et lui donna une pomme dont sa belle-mère l’avait munie pour la circonstance. Le bambin redescendit fier et enchanté. Ce fut ensuite le tour d’Emina de mettre pied à terre. Cette évolution heureusement accomplie, une main amie entrebâilla la courte-pointe afin qu’Emina pût apercevoir la porte ouverte pour la recevoir et la grand’mère d’Haraid-Bey (nous avons vu que sa mère était morte) se tenant sur le seuil de la maison pour faire accueil à sa belle-fille. Ce fut à ses pieds qu’Emina se prosterna, baisant à trois reprises, selon la coutume, le tapis qu’une esclave noire avait étendu expressément devant la vieille dame ; celle-ci la releva, la prit dans ses bras, pénétra un moment sous ses voiles pour déposer un baiser sur les joues brûlantes et badigeonnées de la pauvre enfant, puis elle l’entraîna tout doucement dans l’intérieur du harem. Là les scènes de la veille se répétèrent. Emina devait crier ; elle se contenta de pleurer silencieusement. On la plaça debout dans un coin de la pièce d’honneur, on ramena sur son visage le voile de tulle vert, le mouchoir de coton rouge et le drap de calicot blanc, et on l’abandonna à ses propres réflexions, tandis que la nombreuse société féminine rassemblée pour lui faire honneur s’entretenait des incidens du voyage, de la chaleur du jour, des fêtes de la veille et des événemens du lendemain, absolument comme en Europe. On examina la toilette d’Emina, qui fut officielement déclarée irréprochable, quoique chacune de ces dames la trouvât in petto ridicule. Le dîner fut servi, la compagnie mangea de bon appétit, après quoi jeunes et vieilles se mirent à danser. La danse turque est curieuse à voir