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reux, dont l’effet déplorable était de comprimer en elle tout élan de passion ou seulement même de tendresse. Les dehors d’Emina étaient encore plus froids que ceux d’Hamid, car pour celui-ci Emina était toujours une femme, et une très jolie femme encore, tandis que pour elle Hamid n’était qu’un maître, et la différence du sexe ne faisait qu’ajouter à l’embarras qu’il lui causait. Hamid passait-il, en souriant d’un air protecteur, la main sous le menton d’Emina, celle-ci se redressait soudain, pâlissait et rougissait, dévorant les larmes qui roulaient dans ses yeux.

Étant entré un jour à l’improviste dans la pièce où la famille se rassemblait d’ordinaire, Hamid trouva Emina à demi couchée par terre au milieu des enfans, riant aux éclats et jouant avec eux. — Bon ! dit-il, les trois enfans s’amusent ; continue, Emina, c’est ainsi que j’aime à te voir. — Mais la jeune fille folâtre avait disparu, et la jeune femme décontenancée avait pris sa place. Elle se leva brusquement, repoussa les enfans et se tint un instant debout devant Hamid sans rien dire ; puis, s’apercevant qu’il la considérait avec étonnement, elle fit volte-face et courut se cacher dans les profondeurs du harem. Alors, se voyant seule et réfléchissant à ce qui venait de se passer, elle fondit en larmes. — Suis-je assez malheureuse ! s’écria-t-elle en sanglotant, et faut-il que tout tourne contre moi ! Pourquoi suis-je si craintive, et Dieu lui-même m’a-t-il oubliée ? Que doit penser de moi le noble Hamid ? Sans doute il croit que je ne l’aime pas, qu’il me déplaît, que je suis une enfant capricieuse et d’un mauvais caractère… Que ne puis-je me montrer une fois à lui telle que je suis, ou du moins telle que j’étais, car je ne me reconnais plus ! Si j’osais lui dire, ce qui est vrai pourtant, que je suis malheureuse de son absence, que je pense à lui nuit et jour, que le bruit de ses pas me fait battre le cœur, peut-être comprendrait-il combien je l’aime et m’adresserait-il un de ces doux regards qui feraient mon bonheur ! Ah ! si Dieu me venait en aide, si une circonstance imprévue me déliait la langue, que mon sort serait différent !

Et Emina se mit à rêver, à combiner des événemens romanesques et invraisemblables, à bâtir des châteaux en Espagne, sans se douter au prix de quelles épreuves suprêmes la lumière se ferait un jour dans l’âme de son époux.

Christine Trivulce de Belgiojoso.


(La 2e partie au prochain n°.)