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REVUE DES DEUX MONDES.

Dès ce matin, j’ai demandé à Mme de Malouet un entretien particulier. Il m’a semblé que je lui devais mon entière confidence. Elle l’a reçue avec une profonde tristesse, mais sans montrer de surprise. — J’avais deviné, m’a-t-elle dit, quelque chose de semblable… Je n’ai pas dormi de la nuit. Je crois que vous avez fait le devoir d’un homme sage, — et d’un honnête homme. Oui, vous l’avez fait. Cependant cela paraît bien dur. La vie du monde a cela de détestable qu’elle crée des caractères et des passions factices, des situations imprévues, des nuances insaisissables, qui compliquent étrangement la pratique du devoir et obscurcissent la voie droite, qui devrait toujours être simple et facile à reconnaître… Et maintenant vous voulez partir, n’est-ce pas ?

— Oui, madame.

— Soit ; mais restez encore deux ou trois jours. Vous ôterez ainsi à votre départ l’apparence d’une fuite, qui, après ce qu’on a pu observer, aurait je ne sais quoi de ridicule et en même temps d’injurieux. C’est un sacrifice que je vous demande. Aujourd’hui nous devons tous dîner chez Mme de Breuilly : je me charge de vous excuser. De la sorte, cette journée du moins vous sera légère. Demain, nous ferons pour le mieux. Après-demain, vous partirez.

J’ai accepté cette convention. À bientôt donc, cher Paul… Que je me sens seul et abandonné ! Que j’ai besoin de serrer ta main ferme et loyale…, de t’entendre me dire : Tu as bien agi !

VIII.

10 octobre. Du Rozel.

Me voici rentré dans ma cellule, mon ami… Pourquoi l’ai —je quittée ! Jamais homme n’a senti battre, entre ces froides murailles, un cœur plus troublé que mon misérable cœur ! Ah ! je ne veux pas maudire notre pauvre raison, notre sagesse, notre morale, notre philosophie humaines : n’est-ce pas ce qui nous reste encore de plus noble et de meilleur ? Mais, Dieu du ciel ! que c’est peu de chose ! Quels guides suspects et quels faibles soutiens !

Écoute un triste récit. — Hier, grâce à Mme de Malouet, je restai seul au château tout le jour et toute la soirée. Je fus donc tranquille autant que je pouvais l’être. Vers minuit, j’entendis revenir les voitures, et bientôt après tout bruit cessa. Il était, je crois, trois heures du matin quand je fus tiré de l’espèce de torpeur fébrile qui me tient lieu de sommeil depuis quelques nuits, par le bruit très rapproché d’une porte qu’on semblait ouvrir ou refermer dans la cour avec précaution. Je ne sais par quelle bizarre et soudaine liaison d’idées un incident si ordinaire attira mon attention et m’agita l’esprit. Je quittai brusquement le fauteuil dans lequel je m’étais assoupi,