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produit. Il devient philosophe et artiste, et ne se souvient plus qu’il est honnête homme. Souvenez-vous toujours que vous l’êtes, et renoncez aux beautés qui peuvent fleurir sur ce sol corrompu. Entre celles-ci, la première est la grandeur. Il faut s’intéresser aux passions pour comprendre toute leur étendue, pour compter tous leurs ressorts, pour décrire tout leur cours. Ce sont des maladies. Si on se contente de les maudire, on ne les connaîtra pas ; si l’on n’est physiologiste, si l’on ne se prend pas d’amour pour elles, si on ne fait pas d’elles ses héros, si on ne tressaille pas de plaisir à la vue d’un beau trait d’avarice comme à la vue d’un symptôme précieux, on ne peut dérouler leur vaste système et étaler leur fatale grandeur. Vous n’aurez point ce mérite immoral ; d’ailleurs il ne convient point à votre genre d’esprit. Votre extrême sensibilité et votre ironie toujours prête ont besoin de s’exercer ; vous n’avez pas assez de calme pour pénétrer jusqu’au fond d’un caractère ; vous aimez mieux vous attendrir sur lui ou le railler ; vous le prenez à partie, vous vous faites son adversaire ou son ami, vous le rendez odieux ou touchant ; vous ne le peignez pas ; vous êtes trop passionné et vous n’êtes pas assez curieux. D’autre part, la ténacité de votre imagination, la violence et la fixité avec laquelle vous enfoncez votre pensée dans le détail que vous voulez saisir limitent votre connaissance, vous arrêtent sur un trait unique, vous empêchent de visiter toutes les parties d’une âme et d’en sonder la profondeur. Vous avez l’imagination trop vive, et vous ne l’avez pas assez vaste. Voici donc les caractères que vous allez tracer. Vous saisirez un personnage dans une attitude, vous ne verrez de lui que celle-là, et vous la lui imposerez depuis le commencement jusqu’au bout. Son visage aura toujours la même expression, et cette expression sera presque toujours une grimace. Ils auront une sorte de tic qui ne les quittera plus. Miss Mercy rira à chaque parole ; Marc Tapley prononcera à chaque scène son mot : gaillardement ; mistress Gamp parlera incessamment de Mme Harris ; le docteur Chillip ne fera pas une seule action qui ne soit timide ; M. Micawber prononcera pendant trois volumes le même genre de phrases emphatiques, et passera cinq ou six cents fois avec une brusquerie comique de la joie à la douleur. Chacun de vos personnages sera un vice, une vertu, un ridicule incarné, et la passion que vous lui prêterez sera si fréquente, si invariable, si absorbante, qu’il ne ressemblera plus à un homme vivant, mais à une abstraction habillée en homme. Les Français ont un Tartufe comme votre M. Pecksniff ; mais l’hypocrisie qu’il affiche n’a pas détruit le reste de son être ; s’il prête à la comédie par son vice, il appartient à l’humanité par sa nature. Il a, outre sa grimace, un caractère et un tempérament ; il est gros, fort, rouge, brutal, sensuel ; la vigueur de