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gêner son avenir. Une jeune femme se dévoue pour sauver la femme indigne de l’homme qui l’aime et qu’elle aime ; cet homme meurt, elle continue à soigner la créature dégradée par pure abnégation. Un pauvre charretier qui a cru sa femme infidèle la déclare tout haut innocente, et pour toute vengeance ne songe qu’à la combler de tendresses et de bontés. Personne, selon Dickens, ne sent aussi vivement qu’eux le bonheur d’aimer, d’être aimé, les joies pures de la vie de famille. Personne n’a autant de compassion pour ces pauvres êtres déformés et infirmes qu’ils mettent si souvent au monde, et qui ne semblent naître que pour mourir. Personne n’a un sens moral plus droit et plus inflexible. Nous avouons même que les héros de Dickens ont le malheur de ressembler aux pères indignés de nos mélodrames. Lorsque le vieux Peggotty apprend que sa nièce est séduite, il se met en route, un bâton à la main, et parcourt la France, l’Allemagne et l’Italie pour la retrouver et la ramener à son devoir. Mais par-dessus tout ils ont un sentiment anglais et qui nous manque : ils sont chrétiens. Ce ne sont pas seulement les femmes qui, comme chez nous, se réfugient dans l’idée d’un autre monde ; les hommes y pensent. Dans ce pays où il y a tant de sectes et où tout le monde choisit la sienne, chacun croit à la religion qu’il s’est faite, et ce sentiment si noble élève encore le trône où la droiture de leur volonté et la délicatesse de leur cœur les ont portés.

Au fond, les romans de Dickens se réduisent tous à une phrase, et la voici : — soyez bons et aimez ; il n’y a de vraie joie que dans les émotions du cœur ; la sensibilité est le tout de l’homme. Laissez aux savans la science, l’orgueil aux nobles, le luxe aux riches ; ayez compassion des humbles misères ; l’être le plus petit et le plus méprisé peut valoir seul autant que des milliers d’êtres puissans et superbes. Prenez garde de froisser les âmes délicates qui fleurissent dans toutes les conditions, sous tous les habits, à tous les âges. Croyez que l’humanité, la pitié, le pardon, sont ce qu’il y a de plus beau dans l’homme ; croyez que l’intimité, les épanchemens, la tendresse, les larmes, sont ce qu’il y a de plus doux dans le monde. Ce n’est rien que de vivre ; c’est peu que d’être puissant, savant, illustre ; ce n’est pas assez d’être utile. Celui-là seul a vécu et est un homme, qui a pleuré en souvenir d’un bienfait qu’il a rendu ou qu’il a reçu.

Nous ne pensons pas que ce contraste entre les faibles et les forts, ni que cette réclamation contre la société en faveur de la nature soient le caprice d’un artiste ou le hasard d’un moment. Lorsqu’on remonte loin dans l’histoire du génie anglais, on trouve que son fond primitif était la sensibilité passionnée, et que son expression naturelle fut l’exaltation lyrique. L’une et l’autre furent apportées