Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/733

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cher deux heures durant sans se retourner une seule fois, tandis qu’Emina ne le quittait pas des yeux, — Que ne donnerais-je pas pour un regard de lui ! se disait-elle, et il me semble qu’Emina avait fait de grands progrès depuis qu’elle avait quitté ses chèvres.

Une fois dans la ville, Hamid déposait sa femme à la porte des bains et s’en allait chez ses amis, promettant d’être de retour dans quelques heures. Emina, en soupirant, se livrait aux baigneuses, qui commençaient par la dépouiller complètement, après quoi elles l’enveloppaient dans plusieurs zones de serviettes serrées autour de la taille à la façon des femmes caffres ou des Indiennes, puis jetées sur les épaules. On la conduisait ensuite dans une petite chambre sale et nue, dont tout l’ameublement consistait en une estrade en bois, placée au fond de la pièce et garnie de quelques coussins, sur lesquels on établissait la jeune femme pour qu’elle y bût sa tasse de café sans sucre et qu’elle y fumât son chibouk de rigueur.

On a souvent décrit les bains turcs, et j’abrégerai les détails du supplice que subissait Emina, d’abord dans la première pièce, où l’atmosphère était déjà beaucoup plus élevée que sur la grande route, puis dans la seconde, où la chaleur était plus forte, enfin dans la troisième, où les voluptés du bain atteignaient leur apogée. Ici une odeur infecte, — résultat impur de quelques milliers de transpirations tour à tour évaporées et condensées et des exhalaisons produites par les eaux bourbeuses répandues sur le plancher, — affectait désagréablement l’odorat. Des vapeurs épaisses, s’élevant de toutes les parties de la pièce, formaient comme un nuage au milieu duquel s’agitaient des figures empourprées, ruisselantes, plus qu’à moitié nues. Il y avait là des femmes assises à terre dans la boue, d’autres qui mangeaient, — qui buvaient des liqueurs ; la plupart s’appliquaient à un genre de chasse corporelle fort en honneur en Orient. D’autres femmes jouaient, plaisantaient et se caressaient réciproquement en riant aux éclats ; d’autres encore, étendues sur les dalles inondées, se livraient à un sommeil qu’à leur teint violacé et à leur respiration bruyante on pouvait prendre pour le précurseur d’une attaque d’apoplexie. C’est ainsi, et dans de pareilles chaudières, que les Orientaux des deux sexes passent des heures délicieuses. Tous ces jeux, ces ris, ces repas, ces amusemens divers, ne sont pourtant que les avant-coureurs de la jouissance principale et exquise, celle de l'étrillage, car je ne sais trop quel autre terme trouver pour désigner cette opération, qui consiste à frotter le corps du patient avec une brosse de crin jusqu’à enlever l’épiderme. Ce dernier supplice héroïquement supporté, le patient, après avoir subi encore le massage et les douches, regagne par degrés la première pièce où il a quitté ses vêtemens. Il les reprend, s’étend sur un lit de repos,