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aussitôt, et Emina distingua alors plus nettement cette ombre chérie de l’autre ombre effrayante qui s’agitait à quelques pas de lui. — Hamid ! s’écria-t-elle encore, et Hamid, retournant à la hâte sur ses pas, fut bientôt à ses côtés. — Qu’est-ce, Emina ? dit-il doucement. Quelque chose t’a-t-il effrayée ? — Mon cheval est inquiet, répondit Emina sans trop savoir ce qu’elle disait ; je n’en suis pas maîtresse. Ne t’éloigne pas, je t’en prie. — Je m’en garderai bien, chère petite, reprit Hamid, ne crains rien pourtant. C’est un animal doux et tranquille, et d’ailleurs je suis là. — Oui, tu es là, je le sens, car ma frayeur s’est dissipée ; je ne songe plus au danger, j’ignore s’il existe… Oui, tu es là, ajoutait Emina se parlant à elle-même, car mon âme est en fête, mon sang coule doucement dans mes veines ; je respire le bonheur, je me sens forte, légère et bonne.

Ainsi chantait le cœur d’Emina, mais il chantait tout bas, si bas qu’Hamid ne pouvait pas l’entendre. Elle marchait à ses côtés plus pâle qu’à l’ordinaire, les yeux baissés, et si elle permettait à sa poitrine de se soulever plus rapidement, c’est qu’elle pensait qu’Hamid devait attribuer à l’effroi ses tressaillemens inaccoutumés. Avant de remonter le versant de la montagne le long duquel l’ombre terrible lui était apparue, Emina leva les yeux vers le point qu’elle avait occupé. Les doux rayons de la lune éclairaient en ce moment le flanc de la montagne sans dessiner d’autres formes que celles des arbres et des buissons. — Je me suis trompée sans doute, se disait-elle tout bas ; mais elle ne regretta pas une erreur qui lui avait valu de la part de son époux un témoignage si précieux de tendre sollicitude. Cependant, en approchant de l’endroit redouté, le cheval d’Emina s’arrêta court, fit entendre un hennissement plaintif et étouffé, souffla de toutes ses forces, se cabra presque, et refusa obstinément d’avancer. — Tu as bien fait de m’appeler à ton aide, chère enfant, dit Hamid, car Doro, d’ordinaire si tranquille, a d’étranges caprices ce soir. Veux-tu prendre mon cheval ? Il est assez obéissant, et je te verrais d’ailleurs avec plus de confiance sur mon fier arabe que sur cette bête effrayée. Voyons, Emina, descends. — Et Hamid se préparait de son côté à mettre pied à terre ; mais Emina, qui avait bien plus peur que son cheval, s’écria : — Ne restons pas une minute de plus dans ce lieu, je t’en conjure ! Voilà mon cheval qui se décide. Et en effet le pauvre animal, pressé par la voix et par les genoux d’Emina, secoua brusquement la tête, frissonna de tout son corps, et, faisant un bond en avant, partit au grand galop. Hamid le suivit en l’appelant par son nom et en criant à Emina de se bien tenir, de ne pas trop tirer la bride, de ne pas jouer des étriers. Doro ne tarda pas à se calmer. Hamid, qui s’était tenu à une petite distance pour ne pas ajouter à son ardeur par la poursuite, rejoignit Emina,