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Je m’étais attendue à quelque bruyante démonstration de douleur, que je déclarais d’avance affectée, et qui devait me donner le courage de poursuivre jusqu’au bout ma méchante entreprise, car j’étais montée tout à fait au cruel ; mais les choses se passèrent autrement que je ne l’avais prévu. Après cette exclamation arrachée par la surprise, Hamid-Bey se tut. Il baissa les yeux, son visage demeura immobile, sa respiration ne parut subir aucun trouble, mais une pâleur livide se répandit comme un voile sur ses traits, qui semblèrent subitement vieillis de dix ans. Je le regardai en silence, et l’envie de lui faire tout le mal que je pouvais s’évanouit ; mais lui, qui ne se préoccupait pas du tout de l’effet qu’il produisait sur moi, et qui ne savait seulement pas si j’avais des yeux pour le voir et un cœur pour plaindre sa femme, rompit enfin le silence pour me dire d’une voix calme : — Et de quel mal se meurt-elle ?

Mon mauvais vouloir se réveilla. Il le demande, le malheureux ! Il ne comprend donc rien ! — Cela me paraît étrange de vous entendre m’adresser cette question. De quel mal se meurt-elle, dites-vous ? Eh ! mon Dieu ! elle se meurt d’amour pour vous, quoiqu’à vrai dire je ne voie pas…

Non, il n’y a pas d’indignation qui pût tenir contre le naïf étonnement du pauvre bey !

— Mais, dit-il, j’ai aimé Emina du premier jour que je la vis…

— Je ne vous dis pas non : vous l’aimiez d’une certaine façon, parce qu’elle était jeune et jolie, et vous auriez aimé de même toute autre femme aussi jeune et aussi jolie qu’elle ; mais ce n’est pas ainsi qu’Emina voulait être aimée, et, tenez, vous ne l’aimiez pas comme vous aimez Ansha.

— Ansha ! comme j’aime Ansha ! dites-vous ? mais ceci est encore plus extraordinaire. Je ne l’aime pas du tout, Ansha, et la preuve, c’est que j’ai épousé Emina.

L'imbroglio allait en se compliquant de plus en plus. Il me fallut beaucoup de temps et non moins de patience pour lui faire comprendre qu’Emina souffrait d’être traitée par lui comme une enfant, comme un jouet, une occasion de plaisirs, et non pas comme une amie, une égale, une compagne de cœur. — Allah ! s’écriait-il à chaque instant et m’interrompant à chaque phrase ; Allah ! Emina jalouse d’Ansha ! Qui l’aurait jamais pensé ! Allah ! Être aimée comme Ansha ! Allah !

Il fallut aussi beaucoup d’efforts pour déloger de son esprit la pensée de l’iman sorcier. — Vous verrez, répéta-t-il à plusieurs reprises, vous verrez que les machinations de ce diable d’homme sont pour quelque chose dans tout ceci. Il n’y a que le diable qui puisse