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velle de la mort d’Emina avait abrégé les jours de son père, et le débiteur insolvable du bey avait, lui aussi, achevé sa vie de chagrin. Il y avait encore une version contraire, selon laquelle Emina aurait trahi à ses derniers instans de singulières et coupables tendances vers la sorcellerie ; il était question de conférences secrètes qu’elle aurait eues avec un vieillard qui n’était rien moins qu’un célèbre enchanteur des giaours. Hamid-Bey avait assisté à d’étranges scènes, telles que conjurations, apparitions, et son esprit en avait été fortement ébranlé, car d’après quelques mots qui lui étaient échappés on comprenait que sa femme n’était pas complètement morte pour lui, et qu’il s’attendait à en recevoir de fréquentes visites, attente qui causait dans le harem un trouble et un effroi faciles à comprendre.

Le second bulletin était un peu moins sombre. Le bey, qui soupçonnait Ansha et la surveillait depuis quelque temps, l’avait surprise dans le domicile de l’iman. L’éclat avait été terrible. Les parens d’Ansha et Ansha elle-même s’étaient d’abord estimés fort heureux d’en être quittes pour un acte de divorce, tant le courroux du bey faisait craindre des mesures plus violentes. Le divorce avait donc été décidé ; mais dans toute condamnation il se passe toujours un certain temps entre la signature et l’exécution de l’arrêt, et ce temps fut si bien employé par Ansha, qu’il se prolongea indéfiniment. Ce n’était plus sans doute la toute puissante, la triomphante Ansha, mais elle était tolérée dans le harem, où elle avait régné, et elle ne désespérait pas, ajoutait-on, de remonter un jour sur le trône d’où elle était descendue, en suivant la route de l’humilité et de l’hypocrisie.

Le troisième rapport m’affligea, mais sans me surprendre. Hamid-Bey avait enfin trouvé une femme selon son cœur. C’était une très jolie fille de seize ans, fort riche, resplendissante de santé et de fraîcheur, dont les joyeux éclats de rire perçaient à chaque instant les murs épais du harem, et allaient éveiller la gaieté dans le cœur même des passans. Elle avait été élevée à bonne école, car elle était la fille unique de la troisième épouse d’un bey, qui en possédait simultanément jusqu’à cinq. Ce n’était pas elle qui irait se heurter aux rivalités du harem, ni y briser son cœur.

Telles furent les dernières nouvelles que je reçus de cette famille, à laquelle j’avais pris un instant un si vif intérêt ; mais parmi ces cœurs qui avaient oublié Emina, ou qui ne s’en souvenaient que pour lui faire injure, il n’y avait plus pour moi que des étrangers.

Christine Trivulce de Belgiojoso.