Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
78
REVUE DES DEUX MONDES.

Admettons cependant que Tineh s’achève. Le chenal ne peut pas ne pas s’encombrer, et, attendu que les chasses avec charge d’eau de 2 mètres seront absolument inefficaces, il y faudra un dragage continuel, d’autant plus malaisé que le port s’ensablerait au lieu de s’envaser. Et ce n’est pas tout : Tineh gît au fond d’un golfe ; il est plus soumis qu’aucun autre point de la côte au courant du littoral venant de l’ouest et au vent régnant d’ouest-nord-ouest qui gêneront l’entrée et la sortie. Voilà l’une des grandes portes maritimes du monde affligée d’une incommodité nautique permanente, si pourtant Tineh s’achève ! Selon quelques hommes considérables, il y a de tels risques d’insuccès, que les travaux peuvent commencer et ne pas finir. C’est pour avoir un avis rassurant que la commission scientifique internationale est conduite sur les lieux, et voilà où l’on tombe avec ce percement de l’isthme, si, expéditif en apparence et préconisé comme tel ; la possibilité du débouché fait question.

Que les lecteurs prononcent pour ou contre le système du tracé direct, qui se caractérise en peu de mots : amélioration mesquine du sol, insuffisance des relations du pays et de la navigation européenne, remède à ce vice radical dans un déplacement des intérêts commerciaux de l’Égypte, ce qui est une violence à la nature des choses, une perturbation de toutes les traditions légitimes puis, pour condition d’établissement, Tineh, c’est-à-dire une autre violence à la nature, moyennant 100 millions et un tour de force de l’art qui laisse subsister une passe incommode et d’un entretien coûteux en cas de réussite, ce qui demeure incertain. Si nous ne nous abusons, le système, si vulnérable dans chacune de ses parties, achève de périr par la fatalité de Tineh, et ce n’est point ici que se trouve le tracé normal que nous cherchons. Le seul bénéfice du tracé direct, c’est que le canal n’aurait qu’un bief compris entre les écluses de Suez et de Tineh ; cet avantage serait à regretter, s’il ne pouvait se retrouver ailleurs.

Nous n’écarterons pas le projet dont nous terminons l’examen sans lui rendre cette justice, qu’il a été à son heure l’un des incidens notables de l’élaboration du tracé et de l’entreprise du canal des deux mers. Toute grande chose ne se fait que par des efforts successifs, qui ne le sait ? Et bien souvent l’œuvre de facultés rares et d’une existence d’homme est de poser un jalon au-delà duquel la route se poursuit et dévie. M.  Linant est l’un des premiers qui, vers 1833, eurent l’ambition de réaliser de nos jours cette communication antique. Dominé par la tradition scientifique de l’expédition d’Égypte, il reçut de M.  Lepère la croyance à l’inégalité de niveau des deux mers et l’indication du canal de Suez à Peluse. Plus hardi dans l’erreur, il ne craignit pas d’en faire un bosphore, et,