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le bout de la cravate, et que les vices de George IV n’épouvantaient pas. Nous l’avons dit, on en était en Angleterre au matérialisme ; on n’aimait pas les idées, on n’en avait point l’habitude, et ce mot banal d’obscur, on le jetait à tout propos à quiconque, en écrivant, se permettait de sortir du domaine des faits, sondait les causes, ou se laissait fasciner par ces mystères qui, « dans la terre et au ciel, sont, » comme le dit Hamlet, « au-dessus de ce que rêve notre philosophie. » l’Angleterre était romanesque et matter of fact, pleine d’affectation et de sensiblerie, mais en somme fort terre à terre. Or, par aucun côté de son talent, Shelley ne pouvait répondre à cet état des âmes que Byron, dans sa première phase, satisfaisait tout entier, et sur lequel il agissait par contraste autant que par affinité.

La société en général goûtait, sans l’avouer, dans Byron, cette dernière étincelle du voltairianisme qu’elle comprenait, pendant que les puritains le damnaient, non point « à petit bruit, » mais le plus bruyamment possible, pour cause « d’irrévérence. » Au moins avec Byron on savait à quoi s’en tenir ; il parlait la langue de tout le monde, et n’était jamais « obscur. » S’il attaquait « l’église établie, » c’était dans les termes de ce vocabulaire familier qu’inventa le matérialisme pour persuader aux esprits peu élevés qu’ils sont profonds ; quels que fussent d’ailleurs ses crimes, n’était-il pas le plus victorieux, le premier des « romanesques, » défendu par tout un cortège de héros et d’héroïnes impossibles, mais charmans à voir, assurait-on, et qui toujours ont figuré en tête de cet immense bal masqué du sentimentalisme que l’Angleterre pendant vingt ans a donné à l’Europe entière ? L’auteur de Lara eût pu, par tout ce qui lui manquait, reconquérir une gloire sans égale parmi ses compatriotes, si l’humeur dédaigneuse et la verve satirique, en se développant chez lui, ne lui eussent montré l’incompatibilité de sa supériorité réelle avec les tendances anglaises. Nous devons à cela tout ce qu’il y a de vrai dans Byron ; mais ce vrai, source de sa plus grande œuvre, le Don Juan, ne se rattache nullement au vrai abstrait ou à un ordre d’idées transcendantes. Il reste dans les limites de l’observation du fait ; l’idée proprement dite n’a rien à faire dans tout cela, et Byron, tout en offensant les préjugés de sa nation, demeure autant qu’elle ennemi des idéologues, aussi éloigné qu’elle peut l’être de toute « habitude de l’infini. » Pour cette raison-là même, le poète de Don Juan a pu être réprouvé sans être impopulaire.

Avec Shelley, le cas est tout autre. Il est foudroyé non-seulement de toute la hauteur du puritanisme et du cant anglais, mais de toute celle de son ignorance philosophique, ce qui est bien pis. Shelley, ce platonicien sincère et que tous ses instincts conviaient au mysticisme, Shelley que, lorsqu’on le connaît, on conçoit si bien, avec