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corps est alors trop pesant pour ce qui l’anime. La poésie est d’essence divine ; c’est le centre à la fois et la circonférence de toute science, la racine et le fruit de tout système de pensée humaine, l’origine et le résultat, le secret de la vie de toute chose La poésie opposée au principe égoïste dont l’or est la visible incarnation, c’est Dieu vis-à-vis de Mammon[1]. »


Qu’on s’imagine maintenant celui qui écrivait ces lignes, et dont la vie se passait réellement à mettre en pratique ses théories, qu’on s’imagine celui-là aux prises avec la société anglaise de 1812 à 1820. On comprend que par aucun côté il n’eut d’affinité avec elle. Aussi, comme j’ai déjà tâché de le faire entendre ici, cette société, produit d’élémens étrangers et hétérogènes, dernier débris d’une civilisation à part, cette société teuto-normande, où s’alliait à la frivolité raffinée des Stuarts le brutal sensualisme des guelfes, allait finir. Elle a jeté son dernier feu dans les soupers de Carlton-House, et avant que le prince qui la personnifiait si bien, avant que George IV eût cessé d’être, elle n’était plus. L’élément anglo-saxon se développait, et la société anglaise s’édifiait graduellement en prenant tous les radicalismes pour base. Politiquement, il est difficile de prévoir ce qui adviendra de tout cela ; moralement et intellectuellement, l’Angleterre est dans une période de transition, mais elle a au moins cela de bon, qu’affranchie à cette heure de tout préjugé et de tout parti pris, elle met autant d’ardeur sincère à tout chercher qu’elle met de sincère libéralisme à ne rien exclure.

On pouvait donc, il y a quelques années même, prévoir chez les Anglais cette insurrection du spiritualisme contre le matérialisme qui éclate aujourd’hui. Jamais depuis le XVIe siècle, où la philosophie était en honneur en Angleterre, on n’y a pu constater un si grand déploiement de tendances spéculatives qu’à notre époque même, où le positivisme s’est pour ainsi dire incarné dans l’industrie. On dirait que les esprits sentent le besoin de l’idéal, et, contre la pression du réel, ils s’échappent en mille théories insaisissables, en aspirations plus vagues les unes que les autres, se laissant entraîner même au merveilleux avec une facilité extrême. Rien d’étonnant dès-lors à ce que les hommes de la trempe de Coleridge ou de Shelley exercent une influence très marquée et très féconde. Leur gloire d’aujourd’hui est inséparable de leur défaveur d’hier et en dépend. Ceci est surtout évident pour le dernier des deux, car Coleridge se tient volontiers dans le domaine de la métaphysique pure, et se sert bien moins que Shelley de l’art pour interpréter ses théories.

Si maintenant nous arrivons à la question du réalisme dans la

  1. Defence of Poetry, Shelley’s Essays and Letters, 2 vol., London, Edward Moxon, 1854.