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politiques s’empressent de prendre sa place. « Quel sabbat ! s’écrie Henri Heine, — et notez qu’Henri Heine les connaissait bien, car naguère encore il Ieur donnait le signal et tenait l’archet du maître d’orchestre, — quel sabbat! quel piaillement! on dirait les oies qui ont sauvé le Capitole. » Cependant le sabbat des jeunes hégéliens fait bien autrement de vacarme; ce ne sont plus des incartades littéraires, c’est une invasion furieuse dans les domaines de l’âme. On avait rejeté l’idée de Dieu pour adorer l’humanité; on rejeta à son tour l’humanité pour n’adorer que le moi. Ici le fond de l’abîme est atteint, et l’esprit de destruction est forcé de s’arrêter. N’y a-t-il pas du moins, au milieu de ce délire de la philosophie et des lettres, un public sérieux que la fièvre n’a pas gagné? Oui, certes; le spiritualisme ne saurait disparaître tout entier dans la patrie de Leibnitz. Il l’ a encore des écoles graves, savantes, bien inspirées, quoique trop timides et réduites à protester dans l’ombre; mais il semble que l’impatience générale ait saisi aussi ce public d’élite. La révolution de février ouvre à l’Allemagne cette carrière active où elle brûlait d’entrer; dans ce désarroi des gouvernemens et grâce à l’initiative hardie de quelques hommes, l’Allemagne entière est à Francfort, représentée par ses mandataires au sein d’un parlement national. Que vont faire tant d’esprits éminens, publicistes, philosophes, historiens, divisés, il est vrai, sur bien des questions essentielles, mais inspirés par un même désir de régénérer l’Allemagne? Ils voudront se passer du temps, ils voudront réaliser par des articles de loi ce qui ne peut être que le résultat du travail des siècles; pleins de mépris pour l’expérience, ils prétendront violenter la réalité et les faits au nom de la raison absolue; ils décréteront impérieusement l’unité. Et que produiront ces solennels débats? De nouvelles antipathies de peuple à peuple, un antagonisme nouveau du nord et du midi, de l’Autriche et de la Prusse, de l’église catholique et des communions protestantes. Irrités de cet échec, ces impatiens réformateurs iront jusqu’à oublier leurs principes libéraux, ils tendront la main à la démagogie. C’est toujours, comme on voit, cette même impatience qui est le secret de toutes leurs fautes : soldats de l’unité allemande, amis de la liberté politique, ils ont affaibli l’ancienne unité et mis la liberté en péril ! Vienne maintenant une réaction trop facile à prévoir, vienne la revanche des gouvernemens, amenée par les excès démagogiques, ce grand et infructueux effort aura épuisé l’ardeur de l’Allemagne. Morne, abattue, découragée, elle renoncera, — on le dirait du moins, — aux espérances généreuses qui la soutenaient au commencement du siècle, et ce peuple, qui appelait si ardemment les épreuves et les agitations de la vie active, pourra se résigner sans trop de peine à l’immobilité au milieu d’une crise où l’Europe entière est en jeu.