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bien que l’intérêt, et on pourrait même être tenté d’accuser le conteur d’exagération. Tout ici est cependant exact, et M. Tourguenef a eu sous les yeux ces abus trop réels aussi bien que ces vertus trop ignorées. Son but a été d’avertir ses compatriotes en même temps que de les émouvoir, et en montrant jusqu’où peut aller chez certaines natures l’obéissance passive du serf, il a voulu indiquer où doivent s’arrêter les exigences du maître.

Un mot maintenant sur l’écrivain auquel nous allons laisser la parole. M. Ivan Tourguenef appartient à cette génération qui a vu le réveil des sentimens de nationalité coïncider avec une impulsion féconde donnée aux études universitaires à Saint-Pétersbourg. Sorti de l’université en 1837, M. Tourguenef se laissa gagner un moment par le souffle qui entraînait à cette époque la jeunesse russe vers les spéculations de la philosophie germanique. Il alla s’éclairer sur cette philosophie en Allemagne même, avec toute la bonne foi d’un adepte convaincu et fervent. Il ne tarda pas cependant à reculer devant les abstractions qui l’avaient séduit, et son attention se détourna des problèmes de la psychologie pour se porter sur les phénomènes de la vie réelle. À son retour des universités allemandes, M. Tourguenef, après avoir débuté dans la poésie par quelques essais peu remarqués, eut le bon esprit de passer quelques années dans le silence et dans l’étude, observant tour à tour la vie de salon à Saint-Pétersbourg et la vie de campagne dans ses terres. C’est celle-ci surtout qui l’attirait. Il en étudiait les souffrances, les joies, les passions, avec une sollicitude toujours en éveil. Rien ne lui échappait. Il était chasseur : il allait au hasard à travers les bois et les plaines ; partout connu, il était partout accueilli avec empressement, et partout il voyait, il écoutait, il jugeait. Ici, le champ de l’observation était encore vierge et par conséquent riche et plantureux. Il l’puisa à pleines mains. M. Tourguenef était entré ainsi sans idée préconçue, ni système arrêté dans la voie de Gogol : non pas que Gogol se fût jamais occupé des mœurs et de la vie des paysans ; mais le premier il avait posé les bases, dans la littérature russe, de l’analyse sociale au point de vue positif, ou, si l’on veut, il avait posé les principes d’une école appelée par ses tendances réalistes à lutter contre la vieille école, celle de l’idéalisme de convention, et destinée même à la détrôner après de rudes et vaillans combats, où M. Tourguenef se signala à côté d’un autre continuateur de Gogol, M. Grigorovitch, jeune et plein de verve comme lui, et qui a également pris les hommes de la terre pour objet constant de ses études[1]. M. Tourguenef ne s’est pas contenté d’ailleurs de marcher sur les traces de Gogol ; il a consacré à l’auteur des Âmes mortes une étude dont la publication faite à Moscou, malgré l’interdiction de la censure de Saint-Pétersbourg, provoqua contre M. Tourguenef un arrêt d’exil, qui fut levé à la suite d’observations présentées par le grand-duc héritier lui-même (aujourd’hui Alexandre II) en faveur de l’écrivain.

En 1847, M. Tourguenef vint en France, et il l’séjourna assez longtemps pour assister aux plus tristes scènes de la révolution de 1848. Chose étrange, c’est au milieu de Paris, dans un des riches hôtels de la rue de la Paix, qui furent esquissés la plupart des récits qui composent les Mémoires d’un Chasseur.

  1. Voyez, sur M. Grigorovitch, la Revue du 15 juillet 1855.