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gienne, ni de Circassie ; le nouvel objet de la préférence du bey était une négresse, une véritable négresse du Sénégal, quoique non absolument dépourvue de tout charme. Elle possédait ce qu’on appelle vulgairement de beaux yeux et de belles dents. Pour l’ampleur et la majesté des formes, elle pouvait presque rivaliser avec la Géorgienne Actié. Quant au moral, elle n’avait qu’une passion, la couleur rouge, — qu’un défaut, la colère. Elle aimait son mari comme un dispensateur inépuisable de jupes écarlates et de colliers de corail. Ce qui avait réconcilié Fatma avec cette union mal assortie, il faut bien le dire, c’était précisément la singularité du fait. Comment se dire sérieusement qu’Abrama était la rivale d’Actié et de Kadja ? Abrama d’ailleurs était bonne personne quand elle n’était pas en colère, et cette colère n’éclatait que lorsqu’on avait le malheur de lui rappeler le pays où elle avait vu le jour. En somme, l’avènement de la négresse au quatrième degré de la hiérarchie conjugale avait apporté plus d’agrément que d’ennuis à la compagnie féminine.

Mais quelle est cette sombre et silencieuse figure, enfoncée dans l’embrasure d’une fenêtre, qui ne prend aucune part à tout le bruit que l’on fait autour d’elle ? On la dirait âgée de quinze à seize ans, et elle semble même d’une grande beauté. Ses yeux sont noirs, quoique ses cheveux brillent d’un reflet doré ; ses traits sont d’une régularité parfaite, mais son teint, un peu trop brun pour la couleur de ses cheveux, est d’une pâleur de cire. Quoique ses compagnes soient toutes richement vêtues, elle ne porte qu’une robe de couleur sombre et unie, d’une étoffe commune, et le voile qui l’enveloppe de la tête aux pieds n’est relevé par aucune broderie. Pas un ornement, pas un bijou, pas un colifichet ! Abrama se pendrait plutôt que de porter de pareilles horreurs. Les femmes lui adressent tour à tour la parole : — Viens çà, Habibé, que fais-tu là toute seule ? Chante-nous une chanson ; causons ensemble. — Mais Habibé ne semble pas les entendre, et ce n’est évidemment pas la première fois qu’elle se comporte ainsi, car personne ne paraît s’en étonner ; au contraire c’est à peine si l’on a l’air d’attendre d’elle une réponse, comme si le silence était tout ce qu’on pouvait en espérer. On ne saurait pourtant l’accuser ni de caprice ni de maussaderie, car sa physionomie est douce, et jamais une repartie amère ou piquante n’est sortie de ses lèvres. Serait-elle stupide ? Cette hypothèse tombe d’elle-même devant ce regard pensif et rêveur, un peu sévère peut-être, aussi froid que la glace assurément, mais aussi limpide et aussi profond qu’elle.

Comment Habibé avait-elle été élevée à la cinquième couche du seigneur ? C’est toute une histoire qui ressemble à un roman. Un jour que Méhémed-Bey, suivi des siens, revenait d’une de ces excursions qui éveillaient les alarmes soudaines de la Circassienne inspi-