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son conseil recherchaient parfois l’avis du sage vieillard, qui affectait en toute occasion une horreur profonde pour les perturbateurs de la tranquillité publique et pour les sujets rebelles de son bien-aimé maître. Quoique le pacha et le vieillard se regardassent l’un l’autre sans rire, le pacha connaissait le vrai nom et la véritable condition du vieillard, et le vieillard savait à quoi s’en tenir sur la politique du pacha. Aussi y avait-il eu à l’occasion de la nouvelle mesure contre les Kurdes bien des allées et venues, des pourparlers, des offres, des propositions, des négociations, entre le pacha et l’effendi. Si la conscience du vénérable chef de la nation kurde avait été achetée par le pacha, j’ignore ce qu’elle coûta à ce dernier et ce qu’elle rapporta au premier ; ce qui est certain, c’est que dans l’assemblée des chefs kurdes le vieillard combattit la motion de Méhémed-Bey. — Ce que l’on nous propose, dit-il, c’est la guerre avec la Porte, c’est la guerre aujourd’hui même, avant que nous ayons eu le temps de nous y préparer. Nous nous défendrons, je le crois, je le sais, car je connais la bravoure sans pareille de mes compatriotes ; mais combien de temps pourrons-nous nous défendre ? Et jusqu’à quand les Turcs persisteront-ils à nous attaquer ? Avons-nous seulement des munitions pour un mois ? Et nos troupeaux, qui forment notre véritable richesse, que deviendront-ils pendant que toute notre jeunesse marchera au combat ? Ils seront détruits, volés, égorgés, et lors même que nous remporterions la victoire, nous serions des triomphateurs ruinés.

Ce mot de ruine produit d’ordinaire un effet merveilleux sur ceux qu’il menace. L’ardeur guerrière de la majorité des Kurdes tomba subitement, et on ne s’occupa plus que de trouver un biais moyennant lequel les plus belliqueux pussent revenir à des sentimens plus doux, sans faire pourtant une trop brusque conversion. L’on convint de se soumettre officiellement, puis de se venger sournoisement et sans bruit. La montagne serait abandonnée pour cette année, mais en revanche Méhémed-Bey et sa garde fidèle, grossie cette fois de l’élite de la jeunesse kurde, se répandraient sur toutes les routes et dans les plus riches contrées, dévaliseraient les caravanes, enlèveraient les sommes considérables que les courriers du gouvernement transportent d’une province à l’autre, ravageraient les habitations isolées et les petits villages, brûleraient les moissons, détruiraient le bétail ; en un mot, ils mettraient le pays à feu et à sang.

Le soir même où les femmes de son harem se livraient aux divertissemens que nous avons décrits, Méhémed-Bey avait assisté à l’assemblée où ces résolutions avaient été prises, et où on lui avait confié la mission de commander les Kurdes révoltés. L’on avait aussi arrêté