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destinée d’Ida May ne sera jamais qu’une exception, éloquente sans doute et plaidant aussi fortement contre l’esclavage que la mort d’un innocent contre la précipitation des jugemens, mais enfin une exception. En outre Ida May n’a pas la naïveté littéraire de l’Oncle Tom. Ce qui fait le mérite de ce dernier roman, c’est que Mme Stowe ne sait rien de la littérature européenne, comme ses voyages l’ont bien prouvé, et n’a eu à redouter aucune réminiscence de poème, de drame ou de roman. Il n’en est pas de même de mistress Langdon, qui se rappelle habilement ses lectures et qui les met à profit. Il y a notamment une scène fort dramatique où figure une négresse, réminiscence évidente d’un personnage de Notre-Dame de Paris.

Nous mentionnerons seulement pour mémoire un roman en deux volumes énormes, écrit par une dame américaine, chaude néophyte du parti know-nothing, et qui se cache sous le pseudonyme assez bizarre de Justia. Il n’y a réellement rien à dire de cet obscur et indigeste fatras, écrit dans le pire style américain, et dont le titre très-significatif, notre Société, ou la Règle du démocrate, est à peu près l’unique mérite. Nous avons hâte d’arriver à deux ouvrages qui n’ont au contraire rien de romanesque : l’un est une autobiographie d’esclave affranchi, l’autre une promenade dans le sud par un Yankee abolitioniste, ami de Mme Stowe. Les deux ouvrages m’ont frappé par leur modération et leur air de candeur. L’esclave affranchi est M. Frédéric Douglas, un des abolitionistes les plus célèbres des États-Unis. Tous ceux qui lisent assidûment les journaux américains le connaissent depuis longtemps. Il est l’ami de Gerritt Smith, le chef des abolitionistes les plus radicaux de l’Union ; il est un des membres des conventions ardentes et tapageuses de Syracuse, d’Albany et autres localités de l’état de New-York ; il a pris part à presque toutes les controverses relatives à l’esclavage depuis plus de dix ans, et il n’est pas de circonstance critique, élections, votes de compromis, applications de la loi sur les esclaves fugitifs, où il n’ait prononcé plusieurs discours. Il s’exprime bien, et met dans ses discours toute la fougue et toute la violence qu’il a jugé bon de supprimer dans son autobiographie. Le caractère de ses discours nous avait fait croire à un récit passionné ; grand a été notre désappointement. Le portrait que l’éditeur a placé en tête du livre nous a expliqué cette singularité. La figure respire cet air de défiance qui est particulier à toutes les races dont la condition est équivoque ; les traits ont de l’énergie, mais de cette énergie qui est le produit d’un effort de la volonté et de la réflexion, non de cette énergie naturelle qui est le produit du caractère, et souvent aussi d’une condition simple, logique, bien assise sur des bases solides et franches, si nous pouvons parler ainsi. L’œil a cette timidité craintive qui