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mais tout en gardant cette main chérie là où la terreur l’avait posée, Méhémed n’en parla pas moins, et, souriant de son effroi : — Nous sommes ici en sûreté, ma bien-aimée, reprit-il ; un traître pourrait seul mettre nos ennemis sur nos traces, et il n’y a pas de traîtres parmi les Kurdes. Depuis des siècles, tu es la première étrangère qui ait pénétré dans ces foyers souterrains.

Habibé restait silencieuse et tremblante ; Méhémed, sans remarquer son trouble, s’occupa avec activité des détails de leur installation. Le feu pouvant incommoder la jeune femme dans une pièce où la fumée ne trouvait point d’issue, il fallait y suppléer par des fourrures que le bey s’empressa d’étaler sur les divans de cet étrange salon. Méhémed alla ensuite, dans une autre partie du souterrain, chercher des provisions. Il revint placer devant Habibé un de ces pains sans levain qui rappellent en Orient les pains azymes de l’antiquité, et qui ont la propriété de se conserver pendant plusieurs semaines sans s’aigrir ni se dessécher. Un peu de miel et de l’eau, puisée à une source qui jaillissait dans l’intérieur de la grotte complétaient la collation. Habibé cependant était trop accablée pour y faire honneur, et, vaincue par la fatigue, elle ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil. Méhémed crut alors pouvoir la quitter pour faire une visite minutieuse dans toutes les parties de la caverne. Rassuré complètement sur la parfaite solitude où ils se trouvaient, il revint s’étendre lui-même sur un tapis à l’entrée de la chambre.

Pendant que les premières heures de sa liberté reconquise s’écoulaient ainsi pour le bey, les soldats, auxquels les sentinelles avaient tardivement donné l’alarme, parcouraient la forêt en tous sens à la recherche du prisonnier disparu. L’officier tempêtait et se désolait tour à tour. Il fallut enfin se rendre à l’évidence et reconnaître que tout effort pour ressaisir le captif échappé serait inutile. Un jeune soldat fut chargé d’aller porter la triste nouvelle au kaïmakan qui avait fourni l’escorte du bey. Le kaïmakan ne put s’empêcher de faire un petit soubresaut en apprenant ce grave événement. Il avait déjà expédié un courrier à Constantinople pour annoncer la capture du chef kurde ; il avait accompagné son message d’une lettre confidentielle où il sollicitait une belle décoration en vrais diamans. Avouer cette mésaventure, c’était s’interdire toute prétention à l’avancement et aux honneurs. Le judicieux kaïmakan décida qu’avant d’annoncer la disparition de Méhémed, il mettrait tout en œuvre pour le retrouver, et par ses ordres de nouvelles troupes entrèrent en campagne, tant pour cerner la forêt où l’évasion avait eu lieu que pour en explorer les environs.