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était de sauver les êtres que j’aimais. Je les eus bientôt rassemblés autour de moi, et je me préparais à traverser le vestibule, que je croyais désert, lorsqu’en posant le pied sur la dernière marche de l’escalier, je me vis entourée d’une multitude noire et effarée, qui s’agitait en poussant des cris affreux, singulièrement entrecoupés d’assurances de dévouement. — Ne craignez rien, disait cette foule, qui semblait m’attendre, nous venons vous sauver. — Merci, merci, mes amis, leur dis-je en m’efforçant de me frayer un passage ; mais cela me fut impossible. Des bras vigoureux me saisirent ; je me sentis enlevée plutôt qu’entraînée vers une autre porte, qui s’ouvrait sur le derrière de la maison. J’essayai d’appeler ; de rudes voix couvrirent la mienne. Je n’avais pas encore de craintes bien déterminées ; j’étais seulement saisie d’un étrange vertige, et je commençais à perdre le sentiment de ma position. Je reconnus pourtant le passage par lequel on m’emportait ; mais une fois dehors, l’obscurité qui m’enveloppait de toutes parts me déroba la vue des lieux et des hommes au milieu desquels je me trouvais. Ces hommes, tu le devines, c’étaient les bohémiens, c’étaient les misérables que tu rencontras dès le lendemain de l’incendie, fuyant et m’entraînant dans leur fuite. Tu entendis mes cris, tu eus pitié de moi, et tu accomplis ce qui te semblait ma délivrance ; mais la liberté que tu croyais me rendre était elle-même un terrible esclavage…

Méhémed avait jusqu’alors écouté la jeune femme sans l’interrompre. À ces derniers mots, il fixa son regard avec surprise sur les yeux d’Habibé. — Mes paroles t’étonnent, reprit-elle en secouant doucement la tête ; je suis chrétienne, et j’ai été élevée dans la réserve qui convient à une jeune fille de ma race et de ma religion. Tout rapport qu’une fille chrétienne établit avec un homme sans la sanction paternelle est une faute dont elle doit rougir devant le monde, et qu’il lui faut expier pour obtenir le pardon de Dieu. J’ai enfreint cette loi, à laquelle j’avais juré de rester fidèle… Je sais ce que tu vas me dire : tu m’as épousée ; mais ce mariage, contracté avec un infidèle devant le ministre d’une fausse religion, est nul à mes yeux comme à ceux de mon père.

Après cet aveu, Habibé eut hâte d’achever son récit. Méhémed sut tout dès-lors, et il fut particulièrement ému des révélations qu’Habibé lui fit au sujet des ruses de la Circassienne Kadja, de ce qu’elle avait fait pour les déjouer, enfin de sa rencontre et de son entretien avec la dame franque. — Je suis ici, ajouta-t-elle, par l’effet de ma propre volonté. J’aurais pu, en invoquant le titre et le nom de mon père, me mettre sous la protection des soldats… Tu le vois, je suis bien coupable…

Habibé ne put continuer ; les larmes étouffaient sa voix. — Rien