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bey s’était aventuré, en herborisant, jusqu’à une portée de fusil des soldats postés dans la forêt, qu’il avait été aperçu, quoique non reconnu, par l’un d’eux, et qu’il n’avait dû son salut qu’à la rapidité de sa course et à la connaissance des lieux, que personne ne possédait comme lui.

Malgré la potion préparée par Méhémed, la nuit ne fut pas meilleure que les précédentes : le froid, la chaleur brûlante, le délire, l’assoupissement, rien ne manqua, et Méhémed, qui avait placé tout son espoir dans la faculté merveilleuse de sa plante, demeura consterné. Dans la matinée pourtant, Habibé ayant paru un peu soulagée et moins abattue que la veille, Méhémed résolut de profiter de ce répit pour transporter la malade là où il pourrait lui prodiguer des soins efficaces.

— Tu vas rassembler tes forces épuisées, ma pauvre enfant, lui dit-il, et je vais te porter chez un de mes amis qui habite avec sa famille un petit hameau non loin d’ici.

Habibé combattit en vain cette résolution : elle craignait surtout pour Méhémed ; mais Méhémed craignait pour elle, et rien ne put le faire changer d’avis. Il fit aussitôt ses préparatifs de voyage, passa une longue écharpe autour de la taille d’Habibé, puis, la plaçant sur ses épaules de la façon dont les femmes d’Asie portent leurs petits enfans, il ramena l’écharpe sur sa poitrine, la croisa par devant, la repassa derrière son dos et se la serra fortement autour de la taille. Ainsi assujetti, le corps d’Habibé était aussi solidement attaché à celui de Méhémed que si l’un eût fait partie de l’autre, et le Kurde conservait l’usage de ses mains et de ses bras. Quoi qu’en pût penser l’amoureux bey, c’était un fardeau assez lourd ; mais les épaules sur lesquelles il reposait étaient vigoureuses, habituées à la fatigue, et Méhémed déclara qu’il se faisait fort de marcher ainsi jusqu’à Bagdad sans crier merci.

Au moment de se mettre en route, Habibé se recommanda à Dieu, et Méhémed lui-même murmura une sorte de prière. Quoique ne sachant pas au juste à qui il s’adressait, d’Allah ou de son prophète[1], il sentait qu’il y avait quelque part une source intarissable de force et de sagesse, et il se tournait vers elle pour y puiser la sagesse et la force dont il allait avoir si grand besoin. Tenant une torche allumée dans une main et un long bâton ferré dans l’autre, il marcha pendant deux heures dans le souterrain. Peu à peu le chemin se rétrécit au point que les parois latérales, la voûte et le sol semblaient presque se toucher. Il fallut ramper. On arriva enfin

  1. La religion des Kurdes est un mystère ; beaucoup croient cependant qu’elle n’est pas sans rapports avec le christianisme.