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clôture un énorme pilau, c’est-à-dire un plat de riz noyé dans le beurre[1].

Méhémed observait Habibé avec anxiété, car l’heure approchait où un accès de sa fièvre intermittente devait la reprendre ; mais était-ce l’effet de l’exercice ? ou bien le remède administré la veille par Méhémed commençait-il à opérer ? — Le fait est que la fièvre ne reparut plus. Quoique faible encore, Habibé se sentait guérie. Elle avait la conscience de sa guérison aussi nette et aussi précise qu’un médecin jugeant d’une maladie sur le cadavre de celui qui vient d’y succomber, et cette conviction lui faisait regretter d’autant plus la retraite si sûre qu’elle venait de quitter. »

La nuit qui suivit cette laborieuse journée touchait déjà à son milieu, lorsque Méhémed, qui s’était endormi à l’entrée de la chambre occupée par Habibé, fut réveillé par un léger bruit. Une porte venait de s’ouvrir, et devant lui était Fatma, l’épouse d’Erjeb, pâle et tremblante.

— Erjeb te trahit, s’écria-t-elle ; pars, Méhémed ; il est allé te dénoncer. Laisse-moi veiller sur ta femme.

— Pars au nom du ciel, s’écria presqu’en même temps Habibé, qui s’était levée en entendant les paroles prononcées par Fatma ; pars, laisse passer les jours de péril, et tu me retrouveras ici. Quand tu voudras me revoir, j’irai te rejoindre.

— Fatma, je te la confie, dit le bey après une hésitation qui ne fut pas surmontée sans peine, et cédant, quoiqu’à regret, aux instances des deux femmes, Méhémed se jeta d’un bond dans le jardin d’abord, puis en rase campagne. Mais où devait-il chercher un asile ? Il connaissait à la vérité plusieurs cachettes peu éloignées ; par malheur Hassana les connaissait également, et Erjeb peut-être aussi.

  1. Puisque j’ai parlé du chevreau cuit au four dans un puits, je dois ajouter quelques éclaircissemens. Lorsqu’un chef ou un cordon bleu turc se propose de cuire une grosse pièce, il s’y prend de cette manière : il fait creuser un trou dans la terre et y allume un bon feu ; on bouche ensuite le trou de façon à ce que la chaleur ne puisse en sortir. Au bout d’une ou deux heures, et lorsque le combustible est détruit, on débouche le trou, et on y place les viandes destinées à cuire passées à un long bâton qui fait l’office de broche. On bouche pour la seconde fois le trou.— Je pensai d’abord que la viande ainsi cuite devait conserver un goût de fumée insupportable, et en effet la fumée est si épaisse, que lors de l’ouverture définitive de ce four primitif, on n’aperçoit que des nuages noirs et infects. Il n’en est rien cependant, et la viande ainsi préparée a une saveur exquise. Elle est tendre, fondante, et ne se distingue en rien d’un honnête gigot européen. Le chevreau est quelquefois garni de riz, mais cela n’est pas de rigueur. Dans les fêtes de village, j’ai vu parfois jusqu’à douze de ces puits contenant chacun de vingt à cinquante pièces de rôti. Chaque chef de famille apporte sa bête et paie quelques paras à l’entrepreneur du puits, qui allume le feu et fournit le bois. Or, le bois ne coûtant rien, la mise de fonds du cuisinier entrepreneur n’est pas considérable, et tout ce qu’on lui donne est autant de gagné.