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quement la question, et c’est alors seulement que la conversation s’engage sérieusement. Le sultan passa par-dessus ces formes convenues : les premiers mots qu’il adressa à Méhémed furent à la fois significatifs et rassurans. — Nous ne parlerons point du passé, je veux l’oublier, et je compte que vous m’y aiderez. Je veux vous considérer désormais comme un ami, et je désire que personne ne se méprenne sur mes intentions. Vous courez des dangers auxquels cette audience mettra peut-être un terme. Retirez-vous maintenant, et sachez bien qu’il dépend de vous de n’avoir d’autres ennemis que les miens. — Méhémed se sentit profondément ému, et ne put que balbutier quelques mots de remerciement ; mais après avoir quitté le sultan, il dit au grand-vizir, qui l’accompagnait : Le sultan vient de dompter la nation kurde mieux que ne l’ont fait jusqu’à présent les armées de ses prédécesseurs.

Habibé fut la première à connaître le résultat de l’audience impériale. Au moment où Méhémed venait le lui apprendre, elle était sous l’influence de nouvelles beaucoup moins rassurantes. Une femme qui rôdait dans les harems de qualité, vendant et achetant toute sorte d’objets de toilette, lui avait affirmé que la vie de Méhémed était menacée, et qu’il fallait se défier de certains grands personnages qui cachaient sous des dehors bienveillans d’odieux projets. Méhémed promit d’avoir égard à cet avis. Le jour même cependant il était forcé de se rendre chez un pacha influent, un ami du sultan, qui l’avait invité à sa table. Son maître des cérémonies lui avait fait comprendre que refuser cette invitation, c’était témoigner au noble personnage une injuste méfiance qui eût atteint et blessé au cœur le souverain lui-même. Méhémed avait donc accepté l’invitation, et l’heure était venue de tenir sa promesse. Habibé s’efforça en vain de retenir le bey, qui craignait de mécontenter son hôte. Méhémed la laissa toute en larmes, et quelques instans plus tard il était assis chez son amphitryon, au milieu de convives joyeux et satisfaits, qui tantôt aspiraient avec béatitude les bouffées du narghilé, tantôt trempaient leurs lèvres dans des coupes de Bohême pleines d’un vin généreux. Méhémed, prétextant des scrupules religieux, refusa tous les vins qu’on lui offrait. — Vous boirez donc de l’eau de cette fontaine, dit le pacha, et moi-même je vous tiendrai compagnie, car ces vins m’ont altéré. Apportez une bouteille propre, dit-il à un de ses gens qui obéit aussitôt ; remplissez-la à cette fontaine, et nous partagerons en frères. — Méhémed n’hésita pas et but avec confiance. Quelques minutes s’étaient écoulées, lorsque, levant par hasard les yeux sur une glace placée vis-à-vis de lui, Méhémed en reçut comme une révélation subite. Son visage était d’une pâleur inusitée, mais on pouvait l’attribuer à plusieurs causes, entre autres à l’inquiétude