Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/619

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et déjà formés aux libertés publiques par l’exercice des libertés locales, ces colons possédaient d’avance non-seulement l’usage, mais l’esprit du régime électif. Ils avaient laissé en Angleterre le principe féodal et le principe monarchique, et ils étaient venus chercher la liberté, en cultivant comme les premiers hommes, « la grande forêt de la terre. » En vain on avait disposé d’eux, sous de beaux prétextes, en faveur des compagnies concessionnaires, des corporations de commerce, des seigneurs propriétaires, dont le droit discutable accaparait d’avance des provinces entières et des villes qui n’existaient pas encore : tout ce qui empruntait sa force à un principe autre que le droit électoral anglais était comme frappé d’inertie en touchant le sol américain. Apportait-on le fief, on ne trouvait point de vassaux ; la principauté, point de sujets. La propriété, fille du travail, s’attachait au travailleur, et celui-ci, qui créait l’état, faisait bientôt les lois de l’état. Isolés d’ailleurs les uns des autres et séparés de l’Angleterre par l’Océan, ces planteurs s’étaient formé, par le danger, la fatigue, et une guerre incessante contre les Indiens et contre une nature sauvage et malsaine, un tempérament moral indomptable. Accoutumés à ne rien devoir qu’à eux-mêmes, ils ne savaient plus ce que c’était que de subordonner leur personnalité à celle d’autrui. Leur caractère dominait toute loi, et n’accordait au pouvoir que sa part rigoureusement nécessaire, et souvent moins encore que cela. Aussi toutes les colonies suivaient à peu près les mêmes erremens, et en dépit des différences d’origine ou de climat, toutes arrivaient à ce même terme, de s’administrer elles-mêmes d’abord comme communes et provinces, et de se préparer ainsi à se gouverner elles-mêmes plus tard comme républiques. De quelque côté qu’ils vinssent, gentilshommes de Virginie, bourgeois du Massachusetts, catholiques de Maryland, Hollandais de New-York, tous se confondaient peu à peu, par le besoin de rapports simples et d’entreprises libres, dans un sentiment commun d’indépendance. De là les principaux caractères qui distinguent ce peuple et lui font encore aujourd’hui sa destinée : l’ardeur insatiable d’acquérir, l’application exclusive aux intérêts matériels, toute gloire à la richesse, de bonnes mœurs sans élan, l’individu se frayant violemment son chemin sans souci de personne, la puissance commune de la nation heurtée et affaiblie par les souverainetés locales ; mais avec tout cela l’immense ressource d’un esprit pratique, formé par l’usage des libertés populaires, et qui, en présence du danger, fait toujours reparaître la raison au milieu des fougues les plus extravagantes, et permet à cet état mal joint de supporter de fortes secousses sans tomber en ruines. L’Amérique peut être justement fière de cette raison pratique, qu’elle doit à d’illustres ancêtres, et elle a le droit de nous en donner