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vaste tableau, nous y signalerons quelques ombres. Il nous a paru que deux personnages n’y étaient pas parfaitement à leur place, et ce ne sont pas des figures qu’on puisse traiter légèrement, car je veux parler de Molière et de Pascal. On demandera peut-être ce que Molière vient faire dans une histoire de la philosophie cartésienne. Il vient y faire de l’opposition, et voilà certes un opposant bien redoutable, car c’est le bon sens et le génie armés du ridicule. Faut-il au surplus, avec M. Bouillier, voir dans Marphurius un cartésien grotesque, comme dans Pancrace il y a visiblement un péripatéticien? Je ne sais trop; mais à coup sûr la spiritualité pédantesque d’Armande n’est pas un travers de pure fantaisie, et les traits lancés de la bouche malicieuse et sensée d’Henriette sont à l’adresse des cartésiennes du temps. Pourquoi cette égale antipathie pour Aristote et pour Descartes? C’est que Molière est un élève de Gassendi. On sait qu’il l’avait eu pour maître au collège de Clermont, en compagnie de Chapelle et de Bernier; on sait qu’il était charmé du poème de Lucrèce, et en avait commencé une traduction dont quelques vers admirables ont survécu dans le Misanthrope. Molière enfin faisait partie de ce groupe d’opposans réservés et discrets, mais qui maintint pourtant sa ligne au milieu du siècle religieux et spiritualiste par excellence, le groupe des gassendistes. Il y faut placer, avec Molière, et Guy Patin, et Bachaumont, et Sorbière, et Lafare, et Saint-Évremond, et Ninon de l’Enclos, toute la société du Temple. Voilà le berceau du XVIIIe siècle. Laissez mourir Bossuet, laissez vieillir Louis XIV; c’est de là que Voltaire va sortir.

J’aurais voulu que M. Bouillier eût réservé un coin tout exprès pour ces spirituels gassendistes, plutôt que de les égarer au milieu d’opposans divers, parmi lesquels on est assez étonné de voir arriver Pascal. L’auteur des Pensées méritait mieux. M. Bouillier dira que le scepticisme de Pascal est un sujet épuisé; mais on pouvait le rajeunir en montrant Pascal tour à tour disciple et adversaire de Descartes. Que de grandes et immortelles pensées Pascal doit à l’inspiration cartésienne, et comme il a été ingrat ! Quelles critiques chagrines et passionnées! que d’amertume dans ce mot : « Je ne puis pardonner à Descartes. Il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement : après cela, il n’a plus que faire de Dieu. » Cette chiquenaude aurait pu faire le sujet d’un chapitre, et j’ai peine à comprendre que M. Bouillier se soit ainsi refusé un des ornemens, une des beautés naturelles de son sujet.

J’ai un autre regret à lui exprimer, c’est qu’il n’ait pas réservé un chapitre à Berkeley. L’évêque de Cloyne a attaché son nom à une doctrine étrange, l’idéalisme absolu, la négation du monde