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coups de bâton qu’il m’a valus. Oui, j’ai jeûné bien souvent à son service, et pourtant je le suivrai fidèlement, et jusqu’à ce qu’une même bêche et une même pioche nous creusent un même lit. »

J’ai complaisamment parlé du Don Quichotte et de son auteur, par plaisir d’abord, et ensuite dans l’intention de faire remarquer combien les créations des poètes étaient souvent plus historiques que bon nombre de faits et de documens, car les poètes nous font entrevoir et souvent nous résument en traits immortels, comme dans cet exemple mémorable, toute la partie idéale de l’histoire qui se joua de leur temps, et que nous avons tant de peine à reconnaître sous le masque des événemens et des grossiers intérêts. Grâce à eux, nous surprenons maintes fois le profond pourquoi de tel fait qui se présente à nous comme une énigme indéchiffrable et absurde ; ils nous font saisir l’esprit de l’époque, ce qui fut l’âme de telle génération, ses désirs, ses rêves, ses espérances ses chimères chéries, toutes choses fugitives, insaisissables, — délicates nuances, fumées colorées, frissons nerveux. Rien de tout cela n’a pu être fixé dans les poudreux papiers d’état ; les yeux grossiers des chroniqueurs, même lorsqu’ils en ont aperçu quelque rayon, ont été aussi peu réjouis de sa lumière que les yeux d’un paysan des beautés naturelles ; les mœurs du temps elles-mêmes ne nous en donnent pas une image fidèle. Mais si par hasard un vrai poète se présente, il prête l’oreille et surprend les murmures de tous ces êtres immatériels, et ce bourdonnement confus devient un langage musical et correct, compréhensible à des oreilles humaines. De tous ces atômes errans répandus partout dans l’air, il tire un monde enchanté ; il rapproche mille rêves épars dans les âmes, et forme un type qui exprime d’une manière sensible aux plus obtus le tourment secret, la pensée caressée avec amour qui les faisait agir presque à leur insu, et qu’ils ne pouvaient nettement exprimer. Il révèle les contemporains à eux-mêmes, et conserve à la postérité l’insaisissable idéal de son temps. Tel est le genre de service historique que nous rendent les poètes !

Une opinion généralement répandue en France, c’est qu’aucun poète n’est grand s’il n’exprime les sentimens éternels de l’humanité, c’est-à-dire un certain homme abstrait enlevé aux conditions de temps et de lieu, privé pour ainsi dire d’atmosphère ambiante et se mouvant dans une espèce de vide métaphysique. Il y a certainement beaucoup à dire sur cette opinion, qui, exprimée comme elle l’a été souvent parmi nous, m’a toujours paru à la fois pédantesque et exclusive. Il est incontestable que le poète doit reproduire les sentimens éternels de l’humanité, car sans cela les hommes d’une autre génération que la sienne ne le comprendraient plus ; mais que sont ces sentimens séparés du milieu dans lequel ils se meuvent, des ob-