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il essaie de mentir, de paraître ce qu’il n’est pas, il est d’une inconcevable maladresse ; à chaque instant, il laisse soupçonner la vérité ; à chaque instant, sous la peau d’âne dont il s’est affublé, passe la griffe du lion. Il ne comprend pas mieux les mensonges du cœur que les mensonges de l’esprit ; que dis-je, les mensonges ? il ne comprend même pas qu’on oublie, et il appelle hypocrisie ce qui est sécheresse naturelle et égoïsme humain. Ainsi, avant que le fantôme lui ait confié aucun secret, il trouve sa mère coupable, parce qu’elle a trop vite oublié son père. Comment peut-on ne pas aimer toujours ce qu’on a aimé une fois ? comment les sources du cœur peuvent-elles se tarir si vite ? comment pouvons-nous être infidèles à notre âme, mentir à nos affections, bien plus à nos plaisirs ? Sa franchise est sans bornes, et il la pousse aussi loin qu’il peut la pousser, et avec le même mépris insultant. Un courtisan, un homme à surface lui inspire une horreur profonde et en même temps une sorte de gaieté exubérante. Un menteur pour Hamlet, dont l’élément de vie est la vérité, est une caricature, un être grotesque et surprenant, exactement comme pour l’homme antique, dont l’élément de vie était la liberté, pour le Dion, pour le Pélopidas, le tyran était une espèce de monstre ridicule en dehors de toutes les règles naturelles. Il s’amuse du menteur et du flatteur, il le bafoue, il l’humilie ; il le force à s’avilir et à se donner en spectacle comme dans la scène du courtisan. Les semblans en toute chose lui sont odieux. « Il me semble, dites-vous, madame !… je ne connais pas les semblans, » répond-il à je ne sais quel argument captieux de sa mère. Comme tous les amans de la vérité, il sait reconnaître la réalité sous l’apparence, et distinguer les cœurs qui battent fortement sous l’enveloppe charnelle qui les recouvre. Son meilleur ami est un gentilhomme de rang inférieur, Horatio, qu’il a choisi parce qu’il a reconnu en lui un esprit libre. « Donne-moi un homme qui ne soit pas l’esclave de ses passions, et je le porterai comme toi dans mon cœur, dans le sanctuaire de mes affections intimes, » dit-il à Horatio. Pour connaître la vérité, il ne reculera devant rien ; il suivra sans hésiter les fantômes, il traversera avec joie les régions ténébreuses de la mort ; il renoncera à ses habitudes chéries, fera taire les émotions de la piété filiale et de la tendresse naturelle, brisera son propre cœur, et en rejettera Ophelia et toutes ses espérances de bonheur. Ne croyez pas qu’il aime la vérité par curiosité passionnée, comme nous l’aimons trop souvent ; non, c’est pour lui une affaire de vie ou de mort ; il l’aime avec cette intrépidité philosophique qui pousse une grande âme à contempler son redoutable aspect, dût-elle mourir ensuite du secret pénétré, comme on mourait chez les Juifs, lorsque l’oreille avait reçu le son des syllabes du nom mystérieux d’Adonaï.

C’est en cela qu’Hamlet est profondément moderne. Quelque féo-