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est bien admirable, et faite pour décourager à jamais de leur triste manie tous ceux qui, pour arriver à la vertu extraordinaire, commencent par se dispenser de la vertu ordinaire. « Que Cassius (c’est le nom que s’était donné l’auteur de la lettre, qui ne parlait de lui-même qu’à la troisième personne), que Cassius s’occupe du sublime emploi de délivrer sa patrie, cela est fort beau, et je veux croire que cela est utile ; mais ne se permettre aucun sentiment étranger à ce devoir, pourquoi cela ? Tous les sentimens vertueux ne s’étayent-ils pas les uns les autres, et peut-on en détruire un sans les affaiblir tous ? — J’ai cru longtemps, dit-il, combiner mes affections avec mes devoirs. — Il n’y a point la de combinaisons à faire, quand ces affections elles-mêmes sont des devoirs. — L’illusion cesse, et je vois qu’un vrai citoyen doit les abolir. — Quelle est donc cette illusion, et où a-t-il pris cette affreuse maxime ? S’il est de tristes situations dans la vie, s’il est de cruels devoirs qui nous forcent quelquefois à leur en sacrifier d’autres, à déchirer notre cœur pour obéir à la nécessité pressante ou à l’inflexible vertu, en est-il, en peut-il jamais être qui nous forcent d’étouffer des sentimens aussi légitimes que ceux de l’amour filial, conjugal et paternel ? Et tout homme qui se fait une loi de n’être plus ni fils, ni mari, ni père, ose-t-il usurper le nom de citoyen, ose-t-il usurper le nom d’homme ?…

« … On dirait, en lisant la lettre de Cassius, qu’il s’agit d’une conspiration. Les conspirations peuvent être des actes héroïques de patriotisme, et il y en a eu de telles ; mais presque toujours elles ne sont que des crimes punissables, dont les auteurs songent bien moins à servir la patrie qu’à l’asservir, et à la délivrer de ses tyrans qu’à l’être. Pour moi, je vous déclare que je ne voudrais pour rien au monde avoir trempé dans la conspiration la plus légitime, parce qu’enfin ces sortes d’entreprises ne peuvent s’exécuter sans troubles, sans désordres, sans violences, quelquefois sans effusion de sang, et qu’à mon avis le sang d’un seul homme est d’un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain. Ceux qui aiment sincèrement la liberté n’ont pas besoin pour la trouver de tant de machines, et, sans causer ni révolutions ni troubles, quiconque veut être libre l’est en effet. Posons toutefois cette grande entreprise comme un devoir sacré qui doit régner sur tous les autres : doit-il pour cela les anéantir, et ces différens devoirs sont-ils donc à tel point incompatibles qu’on ne puisse servir la patrie sans renoncer à l’humanité ? Votre Cassius est-il donc le premier qui ait formé le projet de délivrer la France, et ceux qui l’ont exécuté l’ont-ils fait au prix des sacrifices dont ils se vantent ? Les Pélopidas, les Brutus, les vrais Cassius et tant d’autres ont-ils eu besoin d’abjurer tous les droits du sang et de la nature pour accomplir leurs nobles desseins ? Y eut-il jamais de meilleurs fils, de meilleurs maris, de meilleurs pères que