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supporter et de s’affermir l’une l’autre, comme font les bons sentimens, se repoussent et s’excluent, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus qu’une seule qui règne sur les ruines de toutes les autres. Le fanatisme veut faire aussi d’un des devoirs de l’homme son devoir unique et exclusif ; il transforme le devoir en passion. Est-ce pour le fortifier ? Non ; le devoir, ainsi transformé en passion, s’altère et s’affaiblit. Ne croyons pas en effet que la passion qui finit par l’emporter sur toutes les autres devienne pour cela plus forte et qu’elle remplisse plus doucement l’âme ; non, elle la tourmente et l’agite, au lieu de la satisfaire ; elle a beau être excessive, elle n’est pas contente, et elle ne peut pas donner au cœur de l’homme le contentement qu’elle n’a pas. Ne laissons donc pas un devoir quelconque, soit celui de la religion, soit celui du patriotisme, dégénérer en fanatisme, et sachons que, selon la belle et profonde remarque de Rousseau, tout devoir qui veut en supprimer un autre n’est plus un devoir, mais un fanatisme, et même c’est à ce signe qu’il faut juger entre nos sentimens. Ceux qui n’en veulent point supporter d’autres à côté d’eux, le patriotisme qui exclut la piété, la piété qui exclut l’amour de la famille, deviennent aussitôt par leurs excès, non plus des devoirs, mais des passions, non plus un bon sentiment, mais un fanatisme. Quiconque dit qu’il n’a pas le temps d’être bon père, tant il est occupé d’être un bon citoyen, — ne le croyez pas ! et surtout que la patrie ne lui remette pas le soin de sa destinée ! N’ayant pas eu de cœur pour les siens, il n’en aura pas pour ses concitoyens, et il trahira son pays avec la même âme sèche et mesquine qui lui a fait abandonner sa famille. Singulière erreur de croire qu’un vice a nécessairement une vertu pour contre-poids ! Il est impie envers Dieu, donc il doit aimer ses enfans : pourquoi cela ? Et il n’est pas plus vrai qu’une vertu ait aussi nécessairement un vice pour contre-poids. Il aime beaucoup sa famille, donc il n’aime pas sa patrie : pourquoi cela ? Disons plutôt avec Rousseau que les bons sentimens s’appellent et se soutiennent les uns les autres. Les vices luttent l’un contre l’autre dans l’âme qu’ils déchirent, et dont ils font une image de l’enfer, de même que les vertus s’unissent et s’enchaînent l’une à l’autre, faisant l’harmonie et la paix dans l’âme humaine, dont elles font une image du ciel.

Les livres de Rousseau inspirent la misanthropie, et même ils poussent au suicide ; il a traité cette question du suicide dans la Nouvelle Héloïse, il semble avoir voulu laisser le lecteur en suspens, tant il y donne de bonnes raisons pour et contre. Comme le suicide a toujours un air de hardiesse et d’énergie, comme de plus au XVIIIe siècle il semblait se rattacher aux doctrines philosophiques et se séparer des doctrines chrétiennes, il y avait parmi les partisans de Rousseau des gens qui, malheureux ou non, penchaient vers le suicide, et qui