Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/707

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Soyons amis, Cinna ; c’est moi qui t’en convie.

« Vous me gâtez mon Discours sur l’Inégalité des conditions, » disait Rousseau à ceux qui faisaient de tous les pauvres des saints et de tous les riches des damnés ; les vices du pauvre, croyez-le bien, ne valent pas mieux que ceux du riche. « Vous me gâtez mon Émile, » disait-il à ceux qui voulaient élever leurs enfans comme des paysans et des ouvriers, parce qu’il avait censuré la mollesse des éducations ordinaires. « Vous me gâtez mon suicide, celui de Caton ou de Brutus, » disait-il enfin à ceux qui se faisaient désespérés pour déclamer à leur aise, et qui parlaient de se tuer afin d’avoir le plaisir de se faire plaindre. Rousseau avait-il raison de combattre ainsi l’exagération de ses imitateurs ? Oui, assurément ; il montrait par là ce qu’il avait voulu : réformer et non pas détruire, retarder les raffinemens de la civilisation, et non pas replonger le monde dans la première barbarie[1], tempérer les effets de l’inégalité des conditions humaines et non pas établir un niveau impossible, s’opposer à la mollesse et non pas introduire la grossièreté. Cependant, s’il avait le droit de gourmander ses imitateurs maladroits, eux-ci à leur tour avaient bien aussi quelque droit de répondre au philosophe que, s’ils s’étaient trompés sur ses intentions, c’était sa faute. En effet, au lieu d’exprimer simplement ses idées, Rousseau les avait exagérées jusqu’au paradoxe ; il avait voulu non-seulement qu’elles fussent vraies et utiles, mais qu’elles parussent neuves, hardies, singulières. Il avait cherché et trouvé le succès dans l’étonnement du siècle, dans l’exaltation de ses lecteurs. Pouvait-il ensuite demander à ces lecteurs de discerner dans ses ouvrages ce qui était vrai et de ne pratiquer que ce qui était bien ? Il les avait enivrés à dessein : pouvait-il exiger qu’ils pensassent et qu’ils agissent comme s’ils étaient à jeun ?

J’ai voulu jeter un coup d’œil sur la Correspondance de Jean-Jacques Rousseau, et y retrouver l’homme derrière l’écrivain et le philosophe, parce que je suis persuadé que l’homme y gagne. J’arrive maintenant aux quatre lettres écrites à M. de Malesherbes.

Ces lettres, qui contiennent le vrai tableau du caractère de Jean-Jacques et les vrais motifs de toute sa conduite (tel est le titre même que leur donne Rousseau), ont été écrites avant les Confessions, et en sont la première pensée ; elles témoignent de ce besoin que ressentait déjà Rousseau de se faire l’historien de sa vie et de se montrer sous le jour qu’il voulait choisir. La correspondance ordinaire de Rousseau est rédigée avec soin, sinon avec calcul, car il faisait des brouillons de toutes ses lettres, et il en gardait des copies. Les

  1. Troisième dialogue, Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 131, édit. Furne.