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et qu’il ait eu tort de les bannir sans réserve du domaine des sciences de la nature, j’en tombe d’accord; que sa manière d’expliquer ou plutôt de construire géométriquement l’univers ait les inconvéniens les plus graves, c’est encore incontestable; enfin qu’il ait émis positivement l’idée que toutes les formes possibles de l’étendue doivent arriver à l’existence, et que cette idée soit fausse et pleine de périls; en général, qu’il ait incliné à refuser aux créatures leur part légitime d’action et de consistance pour ne laisser paraître que la présence universelle et l’activité toute-puissante du Créateur, il faut bien le reconnaître. Ce qui est plus certain et plus incontestable encore, ce qu’on ne peut trop répéter ni dire trop haut, c’est que le philosophe sublime qui a fondé tout son système sur l’existence du principe pensant et qui a consumé les efforts de son esprit à placer l’âme et Dieu au-dessus des orages du doute dans la pure et pleine lumière de l’évidence, un tel homme ne peut être accusé d’avoir abouti au naturalisme que par un rival de gloire et de génie dans un jour de colère et d’aveuglement. J’irai plus loin. Je trouve que ce serait traiter Spinoza lui-même trop durement que de voir en lui un pur naturaliste, comme dit Leibnitz, ce qui signifie un matérialiste en bon français.

Leibnitz est beaucoup plus juste en maints passages, et comment ce génie au regard si vaste, si pénétrant et si calme, n’eût-il pas senti ce qu’il y a de fort et de grand parmi les erreurs même de Spinoza? Non-seulement il avait lu ses écrits, mais il le connaissait personnellement, et faisait le plus grand cas de son caractère comme de son esprit. Nous savions déjà et depuis longtemps ces curieuses particularités par un passage de la Théodicée où Leibnitz dit qu’à son retour de France par l’Angleterre et la Hollande, il vit Spinoza, et s’entretint avec lui[1]. Quelquefois, à la vérité, Leibnitz dissimule par politique l’estime qu’il fait de Spinoza, et se borne à cet éloge évasif et peu compromettant, que Spinoza est un habile opticien; mais dans ses lettres il est plus expansif. Il écrit à l’abbé Galloys (en 1677) :

« Spinoza est mort cet hiver. Je l’ay vu en passant par la Hollande, et je luy ai parlé plusieurs fois et fort longtemps. Il a une étrange métaphysique, pleine de paradoxes. Entre autres, il croit que le monde et Dieu n’est qu’une même chose en substance, que Dieu est la substance de toutes choses, et que les créatures ne sont que des modes ou accidens. Mais j’ay remarqué que quelques démonstrations prétendues qu’il m’a montrées ne sont pas exactes. Il n’est pas si aisé qu’on pense de donner de véritables démonstrations en métaphysique. Cependant il y en a, et de très belles. »

Cette lettre, bien qu’assez discrète, est déjà d’un grand prix.

  1. Théodicée, part, III, p. 613.