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muet aspect et moi mille confidences fugitives et charmantes, un entretien infini et rapide, où mes pensées, éveillées par les gracieuses images qui lui viennent de toutes parts, courent d’un objet à l’autre, sans jamais se lasser. Voilà la campagne comme l’aimaient les anciens et comme ils la chantaient :


O ubi campi
Sperchiusque et virginibus bacchata Lacœnis
Taygeta ! quis me gelidis in vallibus Hœmi
Sistat, et ingenti ramorum protegat timbrà !


La nature a beau être immense ; sa grandeur abstraite ne remplace pas le charme personnel de la campagne. Il en est, pour ainsi dire, de la nature comme de l’humanité : aimer l’humanité, c’est souvent n’aimer personne ; aimer la nature, ce n’est pas non plus aimer la campagne, qui a quelque chose d’individuel, qui est un bois situé au penchant d’une colline, un ruisseau qui court dans la prairie, rien de général, rien qui contienne plus d’une ou deux images, rien qui soit à embrasser par la réflexion, ne pouvant pas être embrassé par le regard.

Rousseau n’aime pas la nature, quoiqu’il se serve souvent de ce mot abstrait, qui était le mot à la mode ; il aime la campagne comme l’aimaient les anciens, et il la chante comme eux, c’est-à-dire qu’il exprime comme eux le charme qu’il y trouve, et qu’en l’exprimant, il le fait sentir. C’est par là qu’il est le seul grand poète descriptif du XVIIIe siècle. Entendons-nous bien, je ne veux pas dire que Rousseau, quand il est en face de la campagne ou de la nature (confondons maintenant les deux mots après avoir distingué les deux sentimens différens qu’ils expriment chez les anciens et chez les modernes), je ne veux pas dire que Rousseau s’interdise les réflexions générales, et que ses pensées ne s’élèvent pas du particulier au général, de la campagne à la nature et de la nature à Dieu. Le mérite de Rousseau, et ce qui donne à ses paysages une vie admirable, c’est précisément ce mélange perpétuel des émotions ou des réflexions de l’homme au grand spectacle de la nature. Il ne laisse jamais la nature seule, et il a raison. L’homme ne peut pas vivre seul, la nature non plus. Elle ne peut pas plus se passer de l’homme que l’homme ne peut se passer d’elle ; ils ont besoin l’un de l’autre pour avoir tout leur prix dans l’art comme dans le monde.

Faut-il justifier ce que je viens de dire de Rousseau par une citation prise dans une de ses lettres à M. de Malesherbes ? J’hésite, car si je me mets à citer, je ne pourrai pas m’arrêter, tant le poète, une fois que nous aurons commencé à l’écouter, nous entraînera avec lui jusqu’au bout. J’essaie cependant : « Quels temps, monsieur,