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Gustave III, et rendait à Bernadotte une image des plaisirs parisiens. Si on n’avait plus Monvel ni Mme Marcadet, ni le danseur Didelot, on avait Mlle George, qui revenait de Saint-Pétersbourg, on avait des musiciens et des artistes allemands. D’ailleurs un grand nombre d’étrangers remarquables se pressaient autour du prince royal, et attiraient la ville et la cour par leur célébrité : c’étaient le comte de Lieven, ambassadeur de Russie à Londres, avec sa femme ; jeune encore et déjà célèbre par son habileté diplomatique. Le comte avait donné une partie considérable de sa fortune pour subvenir aux frais de la guerre de 1812 ; la comtesse, devenue veuve, vint plus tard se fixer près de Paris, et servit secrètement les intrigues du cabinet de Saint-Pétersbourg en France. C’étaient aussi le colonel prussien Gneisenau, qui se fit négociateur à Londres pour le compte du prince royal de Suède ; le général autrichien Walmoden, qui entretenait avec lui une correspondance Secrète ; le prince Guillaume d’Orange, plus tard roi de Hollande ; enfin Mme de Staël, accompagnée de son fils Auguste, de sa fille, devenue plus tard illustre par ses vertus, d’Auguste Schlegel et de M. Rocca, son second mari ; Ces hôtes célèbres apportaient à Bernadotte le tribut de leurs hommages, et le vieux roi Charles XIII jouissait du renom de son fils adoptif. Toutefois tant d’hommages s’adressaient moins aux services déjà rendus par le prince royal de Suède contre Napoléon qu’à ceux qu’on lui demandait encore. La haine de Napoléon, tel était le sentiment commun qui animait tous les admirateurs du prince ; la ruine de l’empereur, tel était le prix terrible dont Bernadotte leur était redevable pour ces triomphes anticipés. Bernadotte avait accepté ces honneurs et ces espérances, mais déjà pesait sur lui et sur toute cette cour inquiète le redoutable avenir que de ses propres mains il avait préparé.

Le soir du 18 septembre 1812, l’anxiété était générale au cercle de la reine, parce que le courrier de Russie n’avait apporté depuis longtemps aucune nouvelle du cabinet de Saint-Pétersbourg. On en était réduit sur l’expédition française aux vagues informations des lettres particulières, et on tremblait à la pensée des suites qu’entraînerait un succès de l’ennemi. La reine surtout, qui dans Napoléon dédaignait le parvenu autant qu’elle détestait le maître de l’Europe, ne pouvait modérer les terreurs de son imagination. À Bernadotte revenait la tâche de la calmer : « Que votre majesté se rassure ! disait-il. Quand même Napoléon réussirait à s’emparer de Moscou il y a encore une bonne distance de cette ville à Saint-Pétersbourg, comme de Saint-Pétersbourg à Kasan, comme de Kasan à Astrakan, et d’Astrakan au Kamtschatka, qui est le bout du monde ! Quand même les généraux russes n’en sauraient pas plus long que le premier venu des sous-lieutenans