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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/829

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musulmans comme des chrétiens de cette vaste province. Parmi leurs chefs se distinguait une princesse kurde à la tête de sa tribu. Elle était vêtue et armée comme un homme, et aucun voile ne cachait des traits qui malheureusement ne gagnaient rien à se montrer, et où ne se peignait que l’intrépidité. C’était une Clorinde presque noire, sans beauté et sans distinction. Elle n’attirait guère que les regards des Européens, les Orientaux affectant de ne témoigner ni surprise ni curiosité. Le correspondant du Times s’étant approché pour la lorgner, elle cracha sur lui. En 1850, j’avais connu à Bucharest une héroïne magyare plus poétique que cette princesse kurde : elle s’appelait Ferroh ; elle avait servi comme officier dans l’armée insurrectionnelle hongroise et avait reçu plusieurs blessures. Elle avait suivi dans les rangs son père et son frère, qui passèrent ensuite dans l’armée ottomane en Bulgarie. Son courage, sa beauté mâle, bien qu’un peu commune, avaient frappé l’imagination des Turcs, et plusieurs pachas avaient cherché, par des offres considérables, à la faire entrer dans leur suite. Omer-Pacha lui avait fait offrir à plusieurs reprises d’entrer au service turc avec le grade et la paie d’officier. Il avait aussi vivement pressé l’intrépide Magyare de quitter au moins momentanément le sabre pour des ornemens plus appropriés à son sexe ; mais elle avait toujours énergiquement repoussé toutes les offres. Le mari de cette héroïne servait dans l’armée autrichienne ; il avait peut-être contribué à en faire une rebelle. Il était intéressant d’entendre raconter la guerre de Hongrie par cette femme ; elle assurait avoir vu dans les rangs des insurgés plus de six cents jeunes filles du peuple et seize femmes du monde qui servaient comme officiers. La passion et le patriotisme donnaient à son langage de la couleur et de l’élévation.

Malgré l’intérêt qui s’attachait aux volontaires de toute nation réunis sous les drapeaux d Omer-Pacha, le serdar ne pouvait fermer les yeux sur les violences qu’ils commettaient chaque jour. En vain il écrivit plusieurs fois à Constantinople pour qu’on ne lui envoyât plus des auxiliaires aussi incommodes ; en vain, à la demande de lord Stratford de Redcliffe, un firman du sultan menaça des punitions les plus sévères les auteurs des désordres commis en Bulgarie : Omer-Pacha ne pouvait parvenir à discipliner ces bandes sauvages, qui, au printemps de 1854, atteignaient le chiffre de cinquante mille hommes.

Les rédifs[1], convoqués de tous les points de l’empire, venaient aussi renforcer l’armée d’Omer-Pacha. Depuis l’ouverture de la guerre jusqu’à l’entrée des Russes en Bulgarie, au mois de mars

  1. On appelle ainsi la réserve, qui se compose de soldats ayant déjà servi sous les drapeaux, et qui, retirés dans leurs foyers, peuvent être convoqués en temps de guerre.