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uguale al mondo. La conquête de Constantinople par les croisés en 1204, la prise de cette même ville par les Turcs en 1453, la possession de la Morée, l’acquisition de l’île de Chypre, ont maintenu entre la Grèce et la reine de l’Adriatique une filiation historique intellectuelle et morale que Venise se plaisait à faire remonter jusqu’à la grande catastrophe des temps héroïques, la chute de Troie[1].

En fixant le siège de sa puissance politique en Italie, le christianisme n’avait jamais pu en extirper complètement l’esprit de la civilisation qu’il venait de renverser. La langue latine, en devenant pour la seconde fois la langue catholique par excellence, avait perpétué au sein de l’église les souvenirs, les arts et presque tous les élémens du vieux monde qu’on avait détruit. Les peuples du nord qui s’établirent successivement sur ce sol fatigué par tant de vicissitudes historiques subirent l’ascendant moral des vaincus, et, loin de vouloir transformer à leur image le pays qu’ils avaient conquis, ils se firent les conservateurs jaloux des débris de l’empire romain. Telle fut la mission de Théodoric, et surtout de Charlemagne, qui essaya naïvement de reconstituer l’empire des césars au sein du catholicisme. Aussi le moyen âge n’eut-il pas en Italie ce caractère étrange de brusque solution avec le passé qu’il offrit dans le reste de l’Europe. La société nouvelle ne rompit jamais ouvertement avec le paganisme, dont elle s’était approprié les traditions sans en méconnaître le bienfait. Les deux plus grands génies de l’Italie catholique, saint Thomas d’Aquin et Dante, expriment admirablement cette alliance des deux civilisations, dont l’une se reconnaît fille de l’autre. Si le maître de la scolastique s’appuie de l’autorité d’Aristote pour éclaircir les mystères de la foi, Dante n’ose s’aventurer dans la cité nouvelle sans être guidé par le doux Virgile :

Che spande di parlar si largo fiume.

Quatre grands événemens qui se succèdent dans l’espace de cinquante ans marquent la fin de ce moyen âge ténébreux, caliginoso, comme le qualifie un poète du temps, et préparent l’éclosion de la renaissance, dont le nom indique si bien le caractère. L’invention de l’imprimerie en 1450, qui arme l’esprit humain du levier que rêvait Archimède, — la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, qui répand en Europe les débris féconds de la civilisation grecque, — la découverte de l’Amérique en 1492, qui recule les limites de l’univers, et la réforme de Luther en 1517, qui introduit pour la seconde fois dans le monde catholique romain le principe de liberté qui finira par le dévorer, — ces événemens, qui semblent indépendans les uns

  1. La petite île de Saint-Pierre di Castello, qui ne tenait à Venise que par un pont en bois, portait jadis le nom de Troie, en souvenir des Troyens qui seraient venus s’y réfugier.