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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/883

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plain-chant, le contraste qui résulte de l’opposition des différens chœurs, les uns écrits tout entiers pour des voix graves, les autres pour des voix moyennes et des voix aiguës qui se superposent et remplissent un grand espace, toutes ces inventions si précieuses ne sont pas les seules qu’on doive à ce maître. Gabrieli poussa plus loin que tous les compositeurs qui l’avaient précédé le sentiment des effets dramatiques, qui est la qualité dominante de l’école vénitienne. Ainsi il choisit avec une grande liberté d’esprit les paroles liturgiques dont il forme le texte de ses motets religieux, les dispose avec économie et de manière à frapper vivement l’imagination par l’opposition des grands effets d’ensemble avec la voix d’un simple coryphée qui vient, comme dans le chœur de la tragédie antique, exposer le sujet de la douleur ou de la joie commune. À ces innovations hardies, qui impriment à la musique religieuse le mouvement et les péripéties d’un drame hiératique, Gabrieli ajoute le coloris de l’instrumentation, ce qui achève de caractériser son génie et celui de l’école vénitienne.

Jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle, les nombreux instrumens légués par le moyen âge n’avaient point de musique qui leur fût propre. Divisés en quatre grandes familles (en instrumens à cordes, à vent, à clavier et à percussion), ils confondaient leurs effets avec ceux de la voix humaine, qu’ils suivaient humblement à l’unisson, à l’octave inférieure ou supérieure, selon la nature de leur diapason. Lorsque le rhythme et une harmonie plus incidentée donnèrent l’éveil à la fantaisie, les instrumens furent classés en groupes moins nombreux et plus rapprochés les uns des autres, on consulta le timbre et l’étendue de leur échelle ; mais excepté l’orgue, qui, par la variété de ses jeux et le rôle important qu’il remplissait dans le culte catholique, avait déjà inspiré, au commencement du XVIe siècle, certaines formes musicales appropriées à la nature de ce magnifique instrument, telles que la toccata, la sonata et les ricercari, tous les autres ne faisaient qu’exécuter les morceaux qu’on écrivait pour la voix humaine. De là cette expression mise en tête de toutes les publications musicales : Da cantare o da sonare[1]. Gabrieli fut un des premiers musiciens de son temps qui sût traiter les instrumens avec goût, tenir compte de leur timbre et de leur étendue, les assortir comme des couleurs qui devaient relever l’effet général de ses grandes compositions. Tantôt il écrit des morceaux à quatre et cinq parties, exclusivement pour des bassons, des trombones, des cornets, ou pour les différens instrumens à cordes, et tantôt il oppose à un chœur de voix humaines un chœur d’instrumens qui alternent et dialoguent

  1. Adrien Willaert a publié à Venise en 1554 un recueil de ses compositions portant ce titre : Fantasia, ricercari, contrapunti appropiati par cantare o sonare d’ogni sorte di strumenti.