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Femmes, le Misanthrope, Tartufe et les Femmes savantes. Le premier de ces ouvrages est de 1662, le dernier de 1672. Je consens à croire que les contemporains découvriraient dans ces admirables compositions des allusions, des portraits qui sont perdus pour nous ; mais le plus grand mérite de Molière est d’avoir mis constamment la vérité humaine, c’est-à-dire la vérité de tous les âges, au-dessus de la vérité locale et passagère. C’est pourquoi nous pouvons sans présomption discuter sa pensée. La mystérieuse tradition invoquée par les comédiens est sans valeur contre le témoignage de la raison, qui n’a pas changé de nature depuis Molière jusqu’à nous. Les quatre comédies que j’ai nommées servent d’épreuve aux débutans, et les élèves couronnés du Conservatoire les jouent non pas comme ils les comprennent, mais comme elles sont comprises par leurs maîtres. J’aurais mauvaise grâce à blâmer leur docilité ; je l’excuse volontiers, pourvu qu’une fois admis dans la compagnie, ils prennent conseil de la réflexion. S’ils voulaient tout d’abord penser par eux-mêmes, ils ne seraient pas couronnés ; s’ils n’étaient pas couronnés, ils n’obtiendraient pas d’audition et n’arriveraient pas jusqu’à la rampe. Qu’ils renoncent pour quelques mois au libre exercice de leur raison, je ne m’en étonnerai pas. S’ils acceptent sans discussion et pour toujours les idées de leurs maîtres, qu’ils sachent bien que le public ne verra jamais en eux que des doublures.

Au Théâtre-Français comme ailleurs, l’erreur est protégée par le temps. Quand on essaie de l’ébranler, de la déraciner, on se trouve en face d’un argument puéril, mais qui pour la foule est souvent sans réplique : Croyez-vous donc qu’une idée fausse ait pu durer si longtemps ? Et les amis de la routine ajoutent sur le ton de la plus fine raillerie : Il est vrai qu’avant vous personne n’avait assez de pénétration pour aller jusqu’au fond des choses ! On dirait que le bénéfice de la prescription est acquis aux bévues qui datent de trente ans. Les comédiens invoquent au besoin leurs études spéciales : ils connaissent Molière mieux que personne, ils vivent avec lui dans un commerce familier, dans une intimité quotidienne. S’ils savent tous les mystères de sa pensée, ils ne songent pas à s’en faire un mérite ; ils ont recueilli le fruit de leur persévérance, voilà tout : leur modestie n’accepte pas d’autre éloge. Cependant, s’ils font bon marché de leur mérite, ils n’abandonnent pas leurs prétentions. Molière leur appartient. Oser dire le contraire, c’est méconnaître l’évidence. Eh bien ! je compte parmi les récalcitrans, parmi les sceptiques. Je ne crois pas que l’intelligence de Molière soit dévolue par privilége exclusif aux comédiens du Théâtre-Français. Je vais plus loin, et après avoir suivi avec attention les représentations de l’ancien répertoire, je suis arrivé à penser que les interprètes de Molière