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de lui-même pour mettre les gausseurs de son côté. Il n’oublie qu’une chose, c’est qu’Arnolphe, se moquant de lui-même, échappe à la moquerie et n’est plus un personnage de comédie. Si Arnolphe trompé sait qu’il est justement trompé, pourquoi Agnès, chargée d’un rôle d’ingénue, n’imiterait-elle pas son exemple, et ne dirait-elle pas au public par son regard, par son attitude : Je ne suis pas niaise, croyez-le bien ; je connais de longue main toutes les ruses pratiquées par les femmes, l’ingénuité de mon personnage n’a rien de commun avec moi ? Si Agnès prenait ce parti, elle ne serait pas plus loin de la vérité que le personnage qui l’a élevée dans l’ignorance, et qui la réserve à l’honneur de sa couche. Je me hâte de reconnaître que Mlle Émilie Dubois, chargée maintenant du rôle d’Agnès, ne commet pas cette bévue, et accepte franchement l’ingénuité du personnage. Qu’elle ait adopté spontanément ce parti, qui est le plus sage, ou qu’elle ait suivi les conseils de son maître, peu m’importe : elle est dans le bon sens, dans la vérité, la justice m’oblige à le déclarer ; mais je crois en avoir dit assez pour établir que les comédiens du Théâtre-Français n’interprètent pas fidèlement l’École des Femmes. Faire d’un rôle mélancolique, d’un rôle profond et sincère, un rôle tout à la fois ridicule et goguenard, est à mes yeux une des plus grossières méprises qui se puissent imaginer.

On a dit avec raison que Mlle  Mars comprenait mieux Marivaux que Molière. Cependant chacun se rappelle que si elle excellait dans Araminte, elle rendait très habilement le rôle de Célimène. Aujourd’hui, je suis forcé de le dire, ce dernier rôle est dénaturé d’une étrange manière. La physionomie que lui donnait Mlle  Mars n’a rien à démêler avec la physionomie nouvelle que lui prête Mme  Plessy. Autrefois Célimène, malgré sa coquetterie, n’avait rien de mignard ; elle avouait franchement ses défauts, et relevait avec une vivacité presque hautaine les reproches qu’elle savait bien mériter : aujourd’hui elle s’écoute parler, et parle tantôt comme une femme qui rêve, tantôt comme une femme qui se pâme. Il est impossible, en l’écoutant, de comprendre qu’elle ait réuni autour d’elle une cour si nombreuse, car ce n’est vraiment pas une personne vivante. Tous ses gestes sont mesurés, tous ses clignemens d’yeux sont comptés. Il y a des momens où sa voix ne s’entend plus ; l’oreille la plus attentive ne saisit qu’à peine un son qui semble être perdu dans le lointain. À parler sans détour, jouer ainsi le rôle de Célimène, c’est le travestir. En cette occasion, je me hâte de le reconnaître pour justifier Mme  Plessy, personne ne songe à invoquer la tradition. Mlle  Mars en effet, qui avait succédé à Mlle  Contat, n’a jamais conçu, jamais essayé ce que nous voyons aujourd’hui. Si le sens nouveau qu’on veut donner à ce rôle est désavoué par la raison, il a du moins