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donc pas inutile de signaler les bévues des comédiens et d’éclairer le public sur les contre-sens qu’ils commettent dans l’interprétation de ses œuvres. En toute occasion, on me trouvera prêt à proclamer l’autorité légitime de la tradition ; mais pour que la tradition obtienne le respect, il faut absolument qu’elle démontre son origine et sa légitimité. Or, dans le cas présent, je crois que les comédiens seraient fort empêchés, s’ils avaient à démontrer la valeur de la tradition qu’ils invoquent. Pour comprendre Molière et l’interpréter fidèlement, il ne suffit pas d’être admis dans la compagnie. Les esprits difficiles, parmi lesquels je n’hésite pas à me ranger, exigent quelque chose de plus, une bagatelle, moins que rien, — une lecture attentive et quelques jours de réflexion. Pour une tâche aussi délicate, ce n’est pas trop demander.

J’ai connu de vieux comédiens, intelligens d’ailleurs, souvent applaudis à bon droit, qui n’entendaient pas de cette oreille. Quand ils se trouvaient assis près de moi, et que je m’étonnais de voir Orgon tourner lui-même sa crédulité en ridicule, ils me répondaient naïvement : Voulez-vous qu’il passe pour un imbécile ? J’avouerai sans détour que cette réponse n’a pas ébranlé ma conviction. Je persiste à croire qu’il faut jouer les rôles écrits par Molière tels qu’il les a conçus, et laisser au public le soin d’en deviner le sens. C’est faire injure à la sagacité des auditeurs que de leur expliquer la signification des personnages, comme on ferait d’une fable aux enfans réunis dans une école primaire. Lettrés ou illettrés, les spectateurs assemblés pour écouter Tartufe ou l’École des Femmes comprennent la pensée de Molière sans avoir besoin de commentaires. Il y a dans les conceptions de cet heureux génie tant de simplicité, tant de clarté, que tout homme de bonne foi, qui juge par lui-même sans s’inquiéter de l’opinion de son voisin, est à peu près sûr de ne pas se tromper en donnant son avis sur ces œuvres ; mais juger par soi-même est de nos jours une chose assez rare : pour le plus grand nombre, le point important est de ne pas contredire l’opinion reçue. Si l’on veut s’en convaincre, on n’a qu’à écouter les conversations du foyer le jour d’une première représentation. Pour un spectateur qui ose dire : Je m’ennuie, ou je m’amuse, on en trouve cent qui disent : Que pensez-vous de la pièce ? Cette impersonnalité, qui n’est pas de la modestie, nuit singulièrement à la représentation des comédies de Molière. Si les spectateurs en effet ne consultaient qu’eux-mêmes, n’écoutaient que leurs sentimens intimes, ils n’hésiteraient pas à dire que les comédiens font fausse route ; mais habitués à croire que le Théâtre-Français possède la vraie tradition, ils n’osent se prononcer. Avant d’exprimer leur avis, ils attendent l’avis de leur voisin, et comme leur voisin est le plus souvent imbu d’avance de la même opinion, les plus étranges méprises ne soulèvent aucun murmure.