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camp du « diable du midi, » qui faisait une tournée fiscale ; j’assistai à un petit combat livré par ses troupes à des contribuables récalcitrans qui étaient, si je ne me trompe, les Ouchlata. Après l’échange de plusieurs coups de fusil, deux hommes tués et quelques blessés, ils vinrent à résipiscence, et payèrent la somme qu’ils devaient. Le kaïa leur ayant fait quelques reproches sur leur rébellion et leur folie, ils dirent pour s’excuser qu’ils s’étaient crus Français. — Parbleu, dit le kaïa, il est bien singulier que cette idée ne vous vienne que quand je vous demande de l’argent ; mais au surplus voilà un consul de France, informez-vous auprès de lui de ce que vous êtes. -— Prenant alors la parole, je leur demandai pourquoi, s’ils se croyaient Français, ils étaient allés attaquer, l’année précédente, les troupes du général Randon[1], qui leur avait donné une leçon dont ils devaient se souvenir. Ils sourirent et ne répondirent rien. Le lendemain, faisant route avec quelques-uns d’entre eux, je leur dis que j’étais étonné qu’ils eussent pris les armes pour la somme modique réclamée par Salah-ben-Mohammed. Ils confessèrent que leur contribution était en effet très peu de chose, mais ils me firent observer que s’ils la payaient trop facilement, on pourrait bien être tenté de l’augmenter. Ensuite ils ajoutèrent qu’il serait honteux à des montagnards de payer avant d’avoir « fait parler la poudre. » Chacun a son genre de point d’honneur ; celui des fellahs d’Égypte est de ne pas payer sans avoir reçu un nombre convenable de coups de bâton. Les habitans du littoral tunisien sont certainement ceux de tous les Barbaresques qui approchent le plus de la civilisation européenne. Ils sont naturellement gais et polis, assez amis du plaisir et faciles à contenter. Un gouvernement tant soit peu convenable aurait vraiment peu de chose à faire pour les rendre heureux. La ville de Tunis étant peuplée d’ulémas ou de docteurs de la loi, lecteurs assidus du Coran et de ses éternels commentaires, croyans durs et exclusifs par profession, il y règne encore un certain fanatisme, qui dans bien des esprits n’est plus qu’une rigidité hypocrite ; mais dans les autres localités, domine une grande tolérance et même une sorte d’indifférence, qui approche fort de l’incrédulité. J’ai même connu, dans un bourg du sahel de Soussa, une espèce de voltairien qui affichait ouvertement son scepticisme ; il est vrai qu’il avait la précaution, ainsi que notre Rabelais, de l’abriter derrière la bouffonnerie. Cet homme avait perverti un pauvre capucin de notre mission catholique à force de se moquer, dans les conversations qu’il avait avec lui, de son vœu de chasteté. Le malheureux moine vint un beau jour le trouver, lui déclarant qu’il voulait se faire musulman, se marier et vivre auprès

  1. Ce général, actuellement maréchal de France et gouverneur-général de l’Algérie, était à cette époque commandant de la subdivision de Bône.