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qu’on aime à citer, car M. Eugène Burnouf y a mis toute sa science et toute la finesse de son rare esprit : « C’est là un point (le régime des castes) que, suivant la remarque de M. Hodgson[1], aucun auteur bouddhiste n’a jamais contesté. Les noms de ces castes sont cités à tout instant, et leur excellence est tellement bien établie, qu’elle est admise par Çâkya (Bouddha) lui-même, ainsi que par ses disciples, et qu’elle ne devient l’objet d’observations spéciales que quand elle fait obstacle à la prédication de Bouddha. »

Le régime des castes était donc devenu dans l’Inde un dogme incontesté, et qu’aucune secte, aucune réforme n’osait attaquer. À peine le fait avait-il été admis par la tradition, que les législateurs le consacrèrent à l’envi, et en tirèrent les conséquences les plus extrêmes Le code de lois attribué à Manou semble marquer le moment précis où s’accomplissait légalement cette division des classes du peuple hindou. L’auteur de cet ouvrage vénéré, qui pourrait bien être l’œuvre collective de la caste sacerdotale y s’applique à consolider par tous les moyens possibles la clé de voûte de l’édifice social, qui repose tout entier sur le brahmanisme. Les brahmanes, on le sait, tirent leur nom de Brahma, qui produisit la révélation et forma ensuite les mondes, comme il est dit dans le Bhagavat-Pourâna : « Les védas naquirent du dieu créateur aux quatre visages qui méditait un jour ainsi : Comment créerai-je l’ensemble des mondes ? — Tel qu’il existait autrefois[2]. » En leur qualité de premiers-nés du Créateur, les brahmanes sont donc les incarnations de la parole révélée, les fils du Verbe divin, ce verbe lui-même. C’est la le principe de leur supériorité ; Manou le dit formellement : « C’est la production du brahmane, et nulle autre, qui est le corps visible, la forme sensible et impérissable de la loi, car il a été formé pour la loi et pour l’identification avec Brahma[3]. »

De même que les védas ont été créés avant les mondes, de même aussi le brahmane, qui est le véda incarné, a été créé par la pensée du Dieu suprême avant les autres hommes et pour les conduire. Cette priorité de création deviendra le germe de toutes ses prérogatives, le point de départ de toutes ses usurpations. L’enseignement de la parole divine, pour lequel il a été mis au monde, ne sera plus le seul apanage du brahmane. Venu le premier sur la terre, il en sera déclaré le maître absolu, le souverain seigneur. Dans le

  1. Ancien résident au Népal et auteur de travaux importans sur le bouddhisme, M. Hodgson a procuré à l’Europe une magnifique collection de manuscrits népalais relatifs à la doctrine de Çakya-Mouni. Ces ouvrages, qui avaient été envoyés à M. Eugène Burnouf par M. Hogdson, ont été acquis par la Bibliothèque impériale.
  2. Livre iii, p. 213.
  3. Lois de Manou, livre ier, stance 98.