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t-on beaucoup de brahmanes banquiers, changeurs, et même marchands de foulards. D’autres, prenant à la lettre ces mots de Manou : « que le brahmane, en cas de détresse,… vive en remplissant les devoirs d’un kchattrya ou guerrier, » endossent l’habit de cipaye et vont guerroyer sous les bannières de l’Angleterre, au son du fifre et du tambour. Ils savent que l’art militaire, enseigné aux anciens guerriers par des sages de la caste sacerdotale, était une science révélée, connue sous le nom de dhanour-veda, véda de l’arc. L’arc n’étant plus en usage, ils apprennent le maniement du mousquet, tant aux exercices que dans le Soldier’s Manual, rédigé en anglais et en hindi par un officier supérieur de l’armée britannique instruit et brave, mutilé au siège d’Agra[1]. Puis, comme le nom de cipaye s’applique aussi au gardien, armé ou non armé, d’une maison princière ou particulière, le brahmane, en quête d’une profession qui le fasse vivre, ira se réfugier dans la loge d’un concierge. Dès-lors ses fonctions sont bien simplifiées : il ouvre et ferme les deux battans d’une porte cochère, annonce les visites en frappant sur le gong, et salue les maîtres qui passent ; mais dans son humble condition, il est brahmane encore. Le cordon d’investiture, qu’il porte en sautoir et laisse flotter à dessein sous sa tunique, telles sont les armoiries qui témoignent de la noblesse de sa race. Dès le matin, avant qu’aucun importun, marchand de lait, porteur d’eau ou valet de chiens, soit venu heurter au portail, le brahmane concierge, retiré dans sa loge, fait ses ablutions en récitant les prières consacrées. S’élevant par la pensée jusqu’au Dieu créateur qui l’a fait sortir de sa propre bouche, il se console bien vite de la position inférieure ou le sort l’a jeté ; il n’accuse point la destinée, il ne porte point envie à la richesse de celui qui l’emploie. Dès que sa toilette est achevée, il redresse sa moustache et se tient fièrement debout, appuyé sur sa baguette, dans l’attitude de ces statues parfois si belles qui gardent l’entrée du sanctuaire dans les temples et portent, comme lui, le nom de gardien de la porte (dvara-pâla).

Le cipaye et le concierge par circonstance représentent les brahmanes pauvres qui n’ont pu pousser leurs études assez loin pour se servir de leur plume. L’honorable compagnie offre à ceux qui possèdent quelque instruction des emplois divers, parfois très lucratifs et avidement recherchés. Les plus habiles, attachés aux bibliothèques, relisent, corrigent et copient des manuscrits. D’autres, qui connaissent très bien la langue anglaise, même le français, travaillent dans les

  1. The Soldier’s, Manual, in english and hindi, compiled for the use of infantry, part. ire, comprising the squad and company drill, part. ii, comprising the Manual and Platoons Exercises, by J. S. Harriot. Élevé au grade de général en récompense de ses services, M. Harriot est mort à Paris en 1839.