Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nouveaux se découragent, et que le découragement les conduise à l’indolence. Que la critique se réveille, prenne sa tâche au sérieux, et l’imagination se réveillera.

C’est pourquoi il ne faut pas discuter les œuvres contemporaines avec une sévérité qui déplaira sans doute aux esprits frivoles, mais qui portera profit à notre littérature. Les principes éternels du goût, la comparaison du présent avec le passé, de la France avec les nations voisines, sont pour la pensée un champ fécond qui ne menace pas de s’épuiser prochainement. Que l’antiquité garde son, autorité légitime, mais qu’elle ne ferme pas nos yeux aux mérites de l’esprit nouveau ; que le passé nous serve à contrôler le présent, et ne soit pas pour nous un type immuable et souverain. Quant aux nations voisines, tous les hommes de bon sens comprendront sans peine l’enseignement qu’elles peuvent nous offrir. Il ne s’agit pas de modeler la pensée française à l’effigie de l’Espagne ou de l’Italie, de l’Allemagne ou de l’Angleterre : chaque nation est douée d’un génie particulier qu’elle ne doit jamais oublier. L’imitation servile de l’esprit français n’a pas porté bonheur aux peuples qui nous entourent. Profitons de la leçon, et n’essayons pas de nous faire Anglais ou Allemands.

Mais pour que ces vérités deviennent populaires, pour que le goût cosmopolite, dont je viens d’esquisser les traits, devienne le guide de la foule, la première condition est, je n’ai pas besoin de le lire, une discussion libre et sévère. Que les ébauches soient estimées comme des ébauches ; que le dédain et l’indifférence en fassent promptement justice. Que les éloges et les encouragemens soient réservés pour les œuvres sincères, conçues lentement, exécutées avec un soin scrupuleux, et les puissantes intelligences qui nous ont émerveillés d’abord, qui maintenant ressemblent à des ombres, n’émietteront plus leurs précieuses facultés en conceptions incohérentes. Il n’est pas donné à la critique de susciter des talens nouveaux, mais elle peut doubler les fortes des talens qui se produisent. Quant aux talens qui depuis longtemps ont fait leurs preuves, si elle n’a pas le privilège de les rajeunir, elle peut du moins les avertir utilement et leur conseiller la sobriété dans l’invention. Les plus heureux génies amoindrissent leur autorité en produisant sans relâche. S’ils viennent à l’oublier, il faut que des voix sincères leur rappellent cette éternelle vérité. La critique ainsi comprise n’a pas à s’inquiéter des anathèmes ; elle poursuit son œuvre sans trouble, sans défaillance et tôt ou tard elle obtient la sympathie des esprits élevés.


GUSTAVE PLANCHE.