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les rides mobiles de l’eau frissonnante,… aux formes changeantes de la nue,… aux jeux de la lumière dans les massifs de fleurs éclairés par le soleil ?…

Or j’avais sur tout cela mes petites idées, mais je les gardais soigneusement à part moi. On était positif chez nous, et je n’avais nulle envie d’être prise pour une jeune personne romanesque ou visionnaire. Je fus cependant un peu mortifiée de penser que M. Langley, si pénétrant à ce qu’on disait, fût réduit à me questionner de la sorte. Aussi ne répondis-je pas à ses questions.

— Allons, allons, reprit-il, il faut bien qu’il y ait quelque chose dans cette petite tête si rêveuse… Convenez-en, Grisell, il vous arrive bien de temps en temps quelques pensées ?…

Je devinais ses yeux fixés sur moi pendant qu’il parlait ainsi, et je me sentais rougir sous son regard curieux. En somme néanmoins j’étais plus mécontente qu’intimidée. Ce sentiment se trahit peut-être, car il changea immédiatement de manières : — Craindriez-vous, me demanda-t-il gaiement, de vous risquer avec moi dans ce bateau ?

Il me montrait notre petite barque amarrée au pied des degrés. Hugh et Alan s’en servaient souvent : je n’avais pas encore voulu m’y hasarder. J’y consentis cette fois, ajoutant que j’allais prévenir ma mère. M. Langley m’assura que ce n’était pas la peine, notre promenade ne devant durer que peu d’instans, et nous partîmes. Au lieu de voguer du côté de la campagne, il remontait à contre-courant vers le vieux pont, entre deux rangées de maisons noires. Je n’étais pas tout à fait à mon aise, et j’aurais voulu, pour beaucoup, me retrouver assise dans notre jardin. En nous croisant de temps à autre, les bateliers examinaient avec un certain étonnement ma figure inconnue et mes cheveux, détachés par la brise, qui flottaient épars sur mon cou. M. Langley, sans paraître tenir compte de mes inquiétudes, me parlait de ses voyages, et je n’osais l’interrompre pour le prier de me ramener. Notre barque, pendant ce moment d’hésitation, pénétra sous l’arche obscure du pont, frappa contre un obstacle invisible, et nous fûmes dans l’eau la seconde d’après. Une pensée rapide comme l’éclair me traversa le cœur : ma mère, mon compagnon de péril, le toit paternel, un triple adieu… Je ne puis peindre qu’avec « ces mots cette éblouissante vision… Puis il fit noir au dedans de moi, et je perdis jusqu’au sentiment de mon être…

Nous devions être secourus, et le fûmes en effet très-promptement par les bateliers qui, de la berge, nous avaient vus chavirer. Ils nous ramenèrent à la maison. En revenant à moi, je me trouvai sur mon lit ; mon père, ma mère et le médecin étaient dans la chambre. On m’imposa silence quand je voulus parler ; mais il fallut, pour mettre