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de toutes les énigmes accumulées parle visionnaire de Rozel. On se moquerait de moi, si je m’attribuais un tel privilège. Ce serait en effet me déclarer d’emblée plus clairvoyant que les neuf dixièmes des lecteurs. Cependant la solution que je propose me paraît facile à justifier, et j’ai lieu de penser qu’elle est acceptée par tous ceux qui ont recueilli les révélations de la bouche d’ombre. Ou cette nouvelle apocalypse ne signifie rien, n’est qu’un jeu d’esprit, destiné à tourmenter les intelligences naïves, ou elle transforme la doctrine de Pythagore en code pénal Cette conclusion une fois admise, il reste encore bien des difficultés à surmonter. Les châtimens choisis par l’ombre initiatrice et acceptés par le poète initié sont parfois très mystérieux. Que l’âme de Verrès aille habiter le corps d’un loup, je ne m’en plains pas : c’est un hommage rendu à l’éloquence de Cicéron ; mais j’ai beau m’évertuer, je n’arrive pas à comprendre pourquoi l’âme d’une femme criminelle est condamnée à vivre dans le corps d’un cloporte.

J’ai lu et relu ce passage ténébreux sans réussir à en pénétrer le sens, et je crois que bien d’autres ont échoué dans cette courageuse tentative. Ici, la raillerie n’est pas de la sévérité, c’est bien plutôt de l’indulgence. Comment parler sérieusement de cette vision de Rozel ? La gravité du ton excite à bon droit l’étonnement de ceux-mêmes qui ont toujours écouté le poète avec une religieuse attention. De temps en temps l’ombre fait une pause, comme si elle doutait de l’intelligence de son auditeur, et l’invite à méditer ; puis elle poursuit sa révélation et renouvelle son premier conseil. Le poète, il faut lui rendre cette justice, ne hasarde aucune objection ; il écoute d’une oreille docile, il accueille d’un cœur soumis tous les enseignemens de la bouche d’ombre. Qu’a-t-il appris ? que nous apprend-il ? C’est une question que nous avons le droit de poser. Si un homme de vingt ans imaginait une telle vision, on pourrait n’y voir qu’un exercice préliminaire, une lutte contre la rime destinée à préparer des travaux d’un ordre plus élevé ; mais que penser de cette composition, lorsqu’elle est signée par un poète parvenu à la maturité ? Il faut que l’auteur des Contemplations ait prêté à l’adulation de ses courtisans une oreille trop complaisante. C’est la seule manière d’expliquer l’origine de cette philosophie apocalyptique. Dans le monde où il vit, dans le monde qu’il a créé autour de lui une image équivaut à une pensée, une comparaison obtient la même autorité qu’une démonstration, une rime à laquelle personne n’avait encore songé monte au rang de théorème. La flatterie est si douce, si enivrante, qu’elle égare les plus fortes intelligences, et je ne serais pas étonné d’apprendre que les révélations de la bouche d’ombre passent, aux yeux de quelques adeptes, pour la première assise d’une