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la lutte soutenue en commun par la France et l’Angleterre. Mais ce n’est pas seulement l’Orient qui est transformé dans ses conditions d’existence ; le grand, le sérieux résultat de ces deux années de guerre, c’est d’avoir modifié profondément tous les rapports généraux des états, d’avoir laissé la place libre pour des combinaisons nouvelles, et d’avoir du même coup atteint la Russie dans sa prépondérance en Orient et dans la situation démesurée qu’elle avait prise en Europe. Il n’est point douteux que la Russie s’était singulièrement agrandie depuis le commencement de ce siècle. Elle n’avait pas seulement acquis des territoires qu’elle a invariablement conservés depuis ; elle avait su s’attribuer surtout une position politique et morale considérable, et tandis que les nations occidentales se débattaient dans leurs révolutions et dans leurs querelles, elle se concentrait dans son mystère et dans son unité, jouant merveilleusement son rôle, assouplissant sa politique à toutes les nécessités d’une ambition persévérante. Les rivalités de la France et de l’Angleterre ont servi à rehausser sa puissance aussi bien que les révolutions du continent. Les premières lui permettaient de poursuivre sans dévier l’accomplissement de ses desseins en Orient ; les révolutions avaient pour effet singulier de la constituer gardienne de l’ordre européen. Elle était l’âme de cette alliance du Nord qui a survécu, même quand la sainte-alliance n’a plus existé. Son influence s’étendait partout en Allemagne ; elle pénétrait dans tous les conseils et devenait une sorte d’arbitre paternel entre les états germaniques. Lorsque les événemens de 1848 éclataient, ce rôle s’agrandissait encore. Restée seule intacte au milieu d’un ébranlement universel, la Russie apparaissait un moment comme la dernière ressource de la conservation sociale. Elle venait en aide à l’Autriche pour l’empêcher de disparaître, elle appuyait ceux qui chancelaient ; elle intervenait avec autorité entre le gouvernement de Vienne et la Prusse pour faire tomber les armes de leurs mains. Cette alliance du Nord subsistait il y a trois ans encore. L’idée de la puissance russe était passée véritablement à l’état de fanatisme dans l’esprit de l’empereur Nicolas. Le dernier tsar s’était tellement accoutumé à ne point rencontrer de résistance, à dicter ses volontés, à braver même impunément les nations de l’Occident, qu’il put croire le moment venu de frapper un grand coup. Il tenta l’entreprise, mais ce fut l’heure du réveil.

Qu’on examine aujourd’hui la situation que la guerre a créée en Europe et la place qu’elle fait à la Russie. Cette place n’est point sans grandeur évidemment, elle peut suffire à une ambition même considérable ; mais il y a.de moins pour la Russie le prestige d’une puissance irrésistible. L’Allemagne n’est point sans doute hostile à sa redoutable voisine ; seulement elle a moins d’enthousiasme, les cabinets se sont refroidis, et il est bien clair maintenant que si la politique russe n’a rien à craindre de l’Allemagne, elle n’a rien à en attendre. Au lieu de l’alliance du Nord, il n’y a plus que des rapports difficiles et problématiques. La Russie garde visiblement le souvenir de la conduite de l’Autriche, qu’elle considère comme une défection après les services rendus par elle à cet empire. L’Autriche, de son côté, ne peut méconnaître l’impossibilité de renouer avec Saint-Pétersbourg, et c’est la sans doute la raison du prix qu’elle a attaché à signer le traité du 15 avril, dont la pensée lui appartient plus particulièrement. Quant à la Prusse, partagée