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Encore les termes des langues humaines sont-ils impuissans pour caractériser les phénomènes d’un monde où toutes les lois de l’univers, connu se trouvent comme bouleversées. Là le jour n’est plus le jour, la nuit n’est plus la nuit. Le soleil, par exemple, reste au-dessous de l’horizon depuis à peu près le 22 octobre jusqu’au 22 février. Durant cette période de l’année, la nuit pèse comme un noir manteau sur les roches et les glaces couvertes de neige. Cette longue obscurité n’est pourtant pas aussi morne qu’on pourrait le croire. La face aplatie du soleil approche encore assez du niveau de la terre et de la mer pour leur envoyer une sorte de crépuscule qui règne pendant quelques heures. Le reste du temps les étoiles pétillent avec une clarté extraordinaire ; la lune paraît quelquefois douze et quatorze jours de suite sur l’horizon : tous ces corps célestes versent une lumière froide, mais vive, qui, réfléchie constamment par la surface des neiges, offre quelque ressemblance avec la lumière diurne. Ajoutez à cela de magnifiques aurores boréales qui embrasent de temps en temps le ciel comme une fournaise, et, qui viennent en quelque sorte consoler la ténébreuse solitude des pôles. Le commerce de la baleine, en attirant l’homme dans ces régions inhabitables, a réellement ajouté une page à l’histoire physique de notre globe. La science est venue ensuite ; mais elle ne doit point oublier que le chemin avait été ouvert par d’obscurs matelots, soldats de la pêche, dont le dévouement était encore, plus grand que les mers arctiques n’étaient effrayantes. Longtemps on n’a guère connu ces solitudes intéressantes et les mouvemens de ce ciel taciturne que par les récits des baleiniers. Les tempêtes, les glaces, les ours blancs, savent seuls ce que plusieurs d’entre eux sont devenus. La connaissance géographique des mers et des régions, hyperboréennes formait la base de notre éducation professionnelle. Quoique notre but ne fût pas de découvrir des terres nouvelles, les marins de nos équipages s’avançaient quelquefois avec une curiosité téméraire au-delà du théâtre de la pêche. À Dieu ne plaise que je veuille rabaisser les entreprises récentes des navigateurs ! Grâce à eux, le rideau des neiges éternelles s’est en partie déchiré ; des îles nouvelles, parmi lesquelles l’île Melville, cette Thulé de la géographie moderne, sont sorties dernièrement du sein des mers enchaînées par la glace[1]. Il faut seulement comparer nos faibles

  1. L’île Melville, découverte en 1819 par Parry, est intéressante à plus d’un point de vue, mais surtout au point de vue géologique. J’ai rencontré au British Muséum des impressions de plantes fossiles rapportées de l’île elle-même, et qui se rapportent à des familles végétales dont les congénères, tels par exemple que les fougères arborescentes, ne vivent aujourd’hui que dans les parties chaudes de la terre. Les géologues interprètent encore ce fait en disant que les pôles n’ont pas toujours été congelés, mais qu’il y a en dans la grande année de la création une saison d’hiver, une époque glaciale ; durant laquelle les lois générales de la température ont été bouleversées, surtout pour les extrémités de la terre. Soit ; seulement il resté un autre fait mystérieux à expliquer. La lumière n’est pas moins nécessaire que la chaleur à l’existence et à la santé des plantes. L’expérience prouve que les plantes tropicales vivent dans nos serres, quand elles y rencontrent une chaleur artificielle égale à la chaleur naturelle de leur climat, mais même alors elles ne vivraient pas, si elles étaient plongées dans l’obscurité. Comment donc concilier l’existence de cette ancienne flore arctique avec une nuit d’environ sept mois ? Après avoir supposé, et avec raison, des changemens dans les lois de notre planète pour expliquer les faits géologiques, faudra-t-il encore supposer des révolutions dans le système céleste ? La raison s’arrête épouvantée devant de tels problèmes.